Le 30 janvier 1933, le jeune Friedrich August von Hayek, qui enseigne alors à la London School of Economics, assiste avec horreur à l’accession d’Hitler au poste de chancelier en Allemagne. Hayek pressent l’apocalypse qui va s’abattre sur toute l’Europe : la vague totalitaire qui submerge la Russie soviétique depuis plus d’une décennie est sur le point d’engloutir l’Occident, victime d’un relativisme ontologique et moral suicidaire. «Il est évident, écrit-il, que de ce relativisme intellectuel, qui nie l’existence de vérités pouvant être reconnues indépendamment de toute origine, nation ou classe, il n’y avait qu’un pas à franchir pour arriver à la position qui place le sentiment au-dessus de la pensée rationnelle».
Son manuscrit, intitulé Spring 1933, restera ignoré dans les archives de la Hoover Institution pendant plus d’un demi-siècle. Jusqu’à ce qu’il soit découvert par hasard par le professeur d’économie Bruce Caldwell. Publié en annexe de l’édition 2007 de La route de la servitude, ce texte prouve qu’Hayek avait compris depuis longtemps la relation indissociable entre l’antilibéralisme et l’antirationalisme du communisme international et du national-socialisme fasciste.
Et pour cause : ces deux idéologies sont nées de la haine anticapitaliste et antisémite de Karl Marx, à l’encontre de la liberté individuelle et de la notion même de vérité. Comme Hayek le soulignait en 1933, ce qui a détruit la croyance en l’universalité et l’unité de la raison humaine, c’est l’enseignement de Marx sur la nature de classe de notre pensée. À savoir la différence entre la logique bourgeoise et la logique prolétarienne, qu’il suffisait d’appliquer à d’autres groupes sociaux tels que les nations ou les ethnies.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, c’est ce que font les militants qui rejettent désormais le rationalisme en tant que tel. Les partisans de la critical race theory (théorie critique de la race) prétendent par exemple que la vérité est «contextuelle», et conçue pour justifier le pouvoir.
L’étrange actualité des propos de Hayek aurait probablement surpris leur auteur. «Si l’on veut que les vieilles vérités restent dans les esprits, conseillait-il dans son introduction à l’édition de 1960 d’un autre classique, La Constitution de la liberté, il faut les reformuler avec le langage et les concepts des générations actuelles». Dans son cas, ce n’est pas nécessaire. Milton Friedman, professeur d’économie à l’Université de Chicago, déclarait en 1971 dans son introduction à l’édition allemande de La route de la servitude que le «message du livre n’est pas moins nécessaire aujourd’hui qu’il ne l’était lors de sa première parution». Il réitère cette affirmation en 1995 dans son introduction au cinquantième anniversaire de la publication de l’ouvrage aux États-Unis. On peut y lire que selon lui «l’opinion intellectuelle était même beaucoup plus hostile au thème du livre à l’époque de sa publication qu’elle ne semble l’être aujourd’hui». Friedman, en bon esprit rationnel, pensait que l’analyse finirait par s’imposer. Lentement, mais sûrement.
Il n’en fut rien. Les mises en garde d’Hayek contre le socialisme furent ignorées avec désinvolture. Malgré les preuves répétées de ses résultats épouvantables. Rapidement, les anciennes vérités se sont vues dénoncées de façon toujours plus virulente par les militants. Ayant succombé au relativisme, la vérité en elle-même fut de plus en plus souvent abandonnée au profit de la propagande. Cette évolution inquiétait Hayek, pas seulement pour des raisons pragmatiques, mais avant tout morales.
Les effets de la propagande, écrit Hayek dans La route de la servitude, sont «destructeurs de toute morale parce qu’ils sapent l’un des fondements qui la constituent : le sens et le respect de la vérité». Le fait que la route vers la servitude soit souvent pavée de bonnes intentions ne fait que masquer le narcissisme subliminal qui est au cœur de la propagande. Le propagandiste zélé aux illusions de vertu «déteste instinctivement les conditions dans lesquelles il vit, et désire créer un ordre hiérarchique nouveau plus conforme à son échelle de valeurs.» Les gourous de la désinformation sont évidemment prêts à l’aider, car «il sera tout disposé à accepter des théories capables de donner une justification raisonnée à ses préjugés, qu’il partage d’ailleurs avec beaucoup d’autres gens.»
Dans un premier temps, tout le monde ne jouera pas le jeu. Mais comme le décrit Hayek, il suffit de quelques individus, une sorte d’ «avant-garde», qui procède à la création de «nobles mensonges» ou de «mythes», qui servent la cause. Le résultat est saisissant : «Peu d’éléments du régime totalitaire sont aussi déroutants pour l’observateur superficiel et en même temps aussi caractéristiques pour le climat intellectuel du système que la perversion du langage, la transformation du sens des mots qui expriment l’idéal du nouveau régime.»
La mise en œuvre passe par les institutions :
Tous les dispositifs de diffusion du savoir – les écoles, la presse et le cinéma – sont ensuite utilisés pour répandre uniquement les opinions qui, qu’elles soient vraies ou fausses, renforceront la croyance en la justesse des décisions prises par l’autorité, et toutes les informations qui pourraient susciter des doutes ou des hésitations seront tues.
Ainsi, à mesure que la vérité disparaît, le seul critère pertinent pour évaluer une information devient de savoir si elle correspond à la narration de l’autorité. Tout autre critère est dénoncé comme étant dangereux en termes de santé publique et justifie la prise de sanctions sévères. Pour paraphraser Dostoïevski et Nietzsche, lorsque l’objectivité est morte, tout est permis.
Cela inclut le mensonge et l’attribution à son opposant de ses propres tactiques douteuses. Jan Strassheim, professeur à l’Université d’Helsinki, a par exemple accusé Hayek d’utiliser «la tendance moderne à la rationalisation scientifique pour construire une rhétorique politique influente». Selon Strassheim, «dans la version de Hayek, l’épistémologie ‘néolibérale’ qui sous-tend cette rhétorique combine paradoxalement une subordination de la démocratie à la ‘vérité’ des experts et une critique radicale de ces derniers». Selon lui, «pour Hayek, ni les citoyens ordinaires, ni même la plupart des économistes, mais seulement un petit groupe de ceux qu’il appelle les ‘philosophes’, ne saisissent cette épistémologie paradoxale dans laquelle les experts rejettent l’expertise pour des raisons expertes.»
Le «paradoxe» que dénonce Strassheim est en réalité une tentative rhétorique pour masquer un mensonge. Car dans les faits, Hayek met en garde contre tous les prétendus experts qui n’ont pas «une attitude humble face aux phénomènes sociaux et tolérante à l’égard des autres opinions». Il rend attentif au fait qu’il faut un orgueil personnel démesuré pour prétendre diriger l’ensemble des phénomènes sociaux. Sans jamais prôner la subordination aux experts, il rejette catégoriquement «le désir de voir la pensée d’un individu régner sur la société». Selon Hayek, l’action humaine est d’une complexité insondable et la connaissance prend de multiples formes. Au sens d’Hayek, la «vérité» émerge suite à «l’interaction d’individus possédant des connaissances et des points de vue différents». Sans cette interaction ouverte et respectueuse, il est impossible que l’humanité s’approche de la vérité.
Cependant, la méthode la plus répandue dans la panoplie du sophiste post-moderne est sans conteste l’ad hominem. Une vieille habitude. Strassheim est un bon exemple, quand il qualifie Hayek de «néolibéral», une étiquette qu’il n’a jamais revendiquée. Car, comme l’explique le journaliste Stephen Metcalf dans le Guardian, «le mot [néolibéral] est devenu une arme rhétorique». Il est brandi par ses ennemis comme l’idéologie dominante de notre époque – qui vénère la logique du marché et supprime ce qui fait de nous des êtres humains. La motivation de Strassheim est toutefois d’une autre nature. Il mobilise le mot pour dire que «le fait qu’Hayek soit considéré comme le père du néolibéralisme – un courant de pensée qui réduit tout à l’économie – est un peu ironique étant donné qu’il était un économiste médiocre». Le Comité Nobel qui lui a décerné son prix d’économie en 1974 appréciera… Hayek n’était pas un «néolibéral», mais un défenseur moderne du libéralisme classique.
Aujourd’hui, peu d’étudiants ont entendu parler de La route de la servitude. Encore moins l’ont lu. Un nouveau livre intitulé Liberalism’s Last Man : Hayek in the Age of Political Capitalism, écrit par Vikash Yadav, professeur de relations internationales au Hobart and Ebert College, a été récemment publié, en août 2023, par University of Chicago Press. Sans aucun doute pour le plus grand plaisir posthume de Hayek et de Friedman. Yadav y résume l’essence de l’importante idée de Hayek selon laquelle «l’érosion de la vérité se produit parce que la propagande ne peut se limiter à discuter des valeurs universelles ; elle doit s’étendre aux questions ‘factuelles’, puisque l’État a besoin de justifier le lien entre les politiques publiques et les résultats qui soutiennent des valeurs universelles particulières».
Dans La route de la servitude, Hayek affirmait justement que «la propagande totalitaire (…) doit s’étendre aux questions relatives aux faits, pour lesquelles l’intelligence humaine est sollicitée d’une manière différente». L’objectif sous-jacent du sabotage linguistique est de justifier le pouvoir de quelques-uns. Le sens réel d’un oxymore comme la liberté collective, par exemple, «n’est pas la liberté des membres de la société, mais la liberté illimitée du planificateur de faire de la société ce qu’il veut. C’est la confusion de la liberté et du pouvoir poussée à l’extrême». Le résultat est l’asservissement de tous. Hayek en a été témoin au cours des années 1930 dans l’Allemagne nazie et il l’avait déjà démontré à qui voulait bien le voir en Russie soviétique. Dès 1933, il avait d’ailleurs prédit que «les autres nations suivent depuis longtemps la voie de l’Allemagne, certes à bonne distance mais tout de même».
Ce mouvement de destruction des institutions civilisées n’est en aucun cas inévitable. Mais il faudra avoir le courage d’y résister. Si les principes de la liberté d’action et du dialogue libre n’ont pas réussi à convaincre jusqu’à présent, «nous devons essayer à nouveau. Car, le principe selon lequel une politique axée sur la liberté de l’individu est la seule véritable politique progressiste reste aussi vrai aujourd’hui que ce l’était au dix-neuvième siècle». C’est certainement l’idée la plus juste sur le plan moral et elle constituerait en soi déjà un progrès.
Malgré les artifices de ses ennemis, la vérité ne disparaît pas. Gardons à l’esprit que malheureusement, il n’en va pas de même pour les civilisations.
Juliana Geran Pilon est Senior Fellow à l’Alexander Hamilton Institute for the Study of Western Civilization. Cette contribution est une traduction d’un texte publié en anglais.