Depuis une quarantaine d’années, l’économie comportementale exerce une influence considérable sur les économistes et les décideurs politiques. L’un de ses fondateurs, feu Daniel Kahneman, a reçu le prix Nobel d’économie en 2002. Un autre de ses représentants, Richard Thaler, a reçu ce prix en 2017. Tandis que Cass Sunstein, autre champion de l’économie comportementale, a dirigé le Bureau de l’information et des affaires réglementaires de la Maison-Blanche sous l’administration Obama.
Les économistes comportementaux ont mis en évidence, chez les êtres humains, plusieurs bizarreries comportementales qui pourraient, selon certaines voix critiques, saper une grande partie de la légitimité de l’économie néoclassique et de l’économie dite «autrichienne». Parce que les économistes qui se réclament de ces traditions (c’est-à-dire la plupart d’entre eux) partent du principe que les individus sont rationnels – et parce que les bizarreries documentées par les économistes comportementaux sont apparemment irrationnelles – les conclusions et les implications des économies néoclassique et autrichienne sont considérées par les économistes comportementaux comme suspectes.
L’effet de dotation (ou l’aversion à la dépossession) est un exemple de bizarrerie comportementale. En théorie, une personne tout à fait rationnelle qui n’est pas disposée à payer 1 000 dollars pour un certain vase serait par contre, si elle possédait déjà ce vase, logiquement disposée à le vendre pour 1 000 dollars. Après tout, le vase vaut ou ne vaut pas 1 000 dollars à ses yeux. Mais les économistes comportementaux ont découvert que les personnes qui ne sont pas disposées à payer un certain prix pour acquérir des objets particuliers sont, si elles possèdent déjà ces objets, également peu disposées à les vendre à ce même prix.
Le simple fait d’être propriétaire d’une chose semble donner plus de valeur à cette dernière aux yeux de son détenteur. Les économistes comportementaux partent du principe qu’il n’y a aucune raison rationnelle pour que le simple fait d’être propriétaire d’une chose la rende plus précieuse pour son maître qu’elle ne le serait si la personne ne la possédait pas encore. Ces économistes concluent donc que l’effet de dotation est une preuve de l’irrationalité humaine. (On peut se demander si l’effet de dotation est réellement une preuve d’irrationalité. Mais pour les besoins de ce texte, j’accepte ce postulat ainsi que d’autres résultats de l’économie comportementale).
Il est indéniable que chaque personne adopte parfois un comportement qui va à l’encontre de son propre bien-être, au lieu de le promouvoir. Beaucoup d’entre nous succombent à la tentation de manger ce morceau de gâteau qui traîne à la cafétéria du bureau ou au salon, même si nous savons au moment où nous le mangeons que nous regretterons plus tard notre décision. Beaucoup d’entre nous savent également qu’ils devraient économiser ces 2 500 dollars pour leur retraite plutôt que de les dépenser pour un nouveau canapé. Mais ils les dépensent quand même.
Il est tentant de rejoindre la plupart des économistes comportementaux et de conclure, sur la base de leurs résultats, que le laisser-faire est une mauvaise politique. Compte tenu des faiblesses cognitives et psychologiques de l’individu, comment pouvons-nous faire confiance à des marchés régis uniquement par les lois fondamentales de la propriété, des contrats et de la responsabilité civile – c’est-à-dire des marchés qui ne sont pas réglementés en détail par des fonctionnaires dont la mission est de veiller au bon fonctionnement des marchés – pour générer des résultats qui servent l’intérêt général ?
Autrement dit, la faiblesse humaine et l’irrationalité ne rendent-elles pas la main invisible d’Adam Smith au moins un peu paresseuse, voire complètement paralysée ? Et si tel est le cas, une main paralysée n’a-t-elle pas besoin d’être guidée consciemment par des accompagnateurs attentifs ?
La réponse est simple : non.
Prenons l’exemple de Steve, un adulte, qui fait des choix qui lui portent préjudice. Dans un monde libre, il est incité à corriger son comportement. Personne d’autre n’a d’incitations plus fortes que lui-même à veiller à éviter des actions qui lui font du tort. Si Steve n’a plus à subir les conséquences de ses choix imprudents – et si on l’empêche de profiter des conséquences de ses choix judicieux – nous pouvons être sûrs que Steve se comportera de manière irrationnelle plus souvent qu’il ne le fait lorsque les conséquences de ses choix lui retombent dessus. En réalité, le fait que nous ne soyons pas câblés pour agir toujours de manière rationnelle et prudente renforce plutôt qu’il n’affaiblit les arguments en faveur du capitalisme de laissez-faire. C’est en effet le système qui motive le mieux les individus à éviter les comportements irrationnels et autodestructeurs.
Une autre raison pour laquelle les résultats de l’économie comportementale n’affaiblissent pas les arguments en faveur des marchés libres est résumée par le slogan marketing utilisé à la fin des années 1970 par AT&T : «The System is the Solution» (Le système est la solution). Les arguments en faveur des marchés libres reposent principalement sur la reconnaissance du fait que la concurrence et le retour d’information au sein des marchés tendent à éliminer les entreprises et les pratiques qui ne satisfont pas les désirs humains. Aucune personne agissant au sein des marchés n’a besoin de chercher à générer des résultats bénéfiques pour l’ensemble du système. Ces résultats émergent spontanément, comme Friedrich Hayek aimait à le répéter. Ils voient le jour grâce aux interactions à forte intensité de feedback de millions de personnes, chacune avec ses connaissances limitées et ses faiblesses personnelles.
Le système de marché alimente et amplifie les pratiques dont les gens découvrent l’utilité par l’expérimentation, et réduit, voire supprime les pratiques dont les gens découvrent l’inutilité ou la nocivité.
Adam Smith avait bien compris que le système était la solution quand il écrivait que les résultats bénéfiques du marché étaient le fruit d’une «main invisible». Un autre Smith – l’économiste Vernon Smith, qui a partagé le prix Nobel avec Kahneman – appelle la rationalité du système de marché la «rationalité écologique», dont il montre qu’elle est tout à fait réelle même lorsque de nombreux acteurs individuels ne sont pas toujours rationnels.
On a pu lire une belle description de l’importance du système de marché il y a quelque temps dans un article du chroniqueur du Washington Post Sebastian Mallaby. Il partage l’avis des économistes comportementaux selon lequel les investisseurs individuels sont souvent irrationnels, c’est-à-dire qu’ils «réagissent de manière excessive aux nouvelles informations, extrapolent les tendances trop loin dans l’avenir et accordent moins de valeur à un gain de 100 dollars, par exemple, qu’ils n’en craignent une perte du même montant». En théorie, un tel comportement irrationnel ne peut que nuire à l’efficacité des marchés.
Or, selon M. Mallaby, ce n’est pas le cas :
En transformant ces informations en stratégies commerciales, les fonds spéculatifs ont vendu des actifs irrationnellement chers et acheté des actifs irrationnellement bon marché, rapprochant ainsi les prix de la valeur fondamentale. Dans leur quête incessante de profits, les fonds spéculatifs ont recherché les inefficacités à la frontière financière. Après l’ouragan Katrina, certains assureurs traditionnels ont hésité à couvrir les structures offshore, un exemple classique de réaction excessive à un événement négatif. Les fonds spéculatifs ont engagé des climatologues, qui ont analysé les chiffres et ont réalisé des bénéfices substantiels grâce à la souscription de nouvelles assurances couvrant les risques de tempête.
En d’autres termes, les irrationalités propres aux individus incitent les entrepreneurs avisés à trouver des moyens de faire des profits en corrigeant les conséquences néfastes de ces irrationalités. Le résultat est la «rationalité écologique» découverte et saluée par Vernon Smith, à savoir la rationalité du système de marché.
Donald J. Boudreaux est professeur d’économie à l’Université George Mason. Cette contribution est une traduction d’un texte publié en anglais sur le site de l’American Institute for Economic Research.