Les discussions sur l’imposition des entreprises sont souvent empreintes d’une vision antagonique artificielle, avec l’idée de faire payer les entreprises ou «l’économie», prétendument en opposition aux particuliers. La polémique a enflé avec la récente mise à l’index de sociétés multinationales utilisant des moyens légaux pour minimiser leur charge fiscale dans les pays ayant des taux d’imposition élevés. Le projet de l’OCDE et du G20 de «lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices» vise à éradiquer ce genre d’optimisation fiscale. Le présupposé de ces types de réaction est que l’impôt sur les sociétés est une bonne chose. Mais il n’y a en réalité rien d’évident dans ce présupposé, bien au contraire.
Une nouvelle étude réalisée par Pierre Bessard et Fabio Cappelletti, respectivement directeur et chercheur associé de l’Institut Libéral, pour le compte de l’Institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF), vient en effet bousculer les préjugés en rappelant utilement que les entreprises, ce sont d’abord des hommes et des femmes. Taxer les entreprises revient en réalité à taxer non seulement les actionnaires, mais aussi les employés et les consommateurs. L’analyse porte essentiellement sur l’impôt sur le bénéfice, mais les auteurs rappellent que bien d’autres prélèvements pèsent sur l’activité des entreprises (l’impôt sur le bénéfice représentant rarement plus de 10% des prélèvements totaux dans les pays de l’OCDE): taxes foncières, charges sociales, mais aussi prélèvements effectués sur les individus du fait de leur lien avec l’entreprise (salaires, dividendes, intérêts), ou en lien avec son activité de création de valeur, comme la TVA.
Les auteurs évaluent ensuite la moralité de l’imposition des entreprises en revenant sur les deux critères de justice généralement admis pour justifier l’imposition: le principe de l’avantage obtenu par les services «publics» et le principe de la capacité à payer. Selon le premier principe, l’impôt sur le bénéfice ferait en sorte que les entreprises paient leur juste part des services fournis par l’État. Selon le deuxième, l’entreprise serait comparable à un individu capable de payer des impôts de manière proportionnelle (ou même progressive lorsqu’il est plus prospère). Mais ces principes ne sont pas fondés car les entreprises ne sont pas des personnes en tant que telles, mais plutôt des nœuds de contrats entre individus. La valeur créée par « l’entreprise » est d’ailleurs tôt ou tard transmise aux individus (sous forme de dividendes, salaires, intérêts, paiement des fournisseurs…), qui paient déjà des impôts sur le revenu.
Si l’impôt sur le bénéfice est injuste, le critère d’efficacité pourrait-t-il le justifier? Les auteurs en doutent fortement. Repartant des réflexions de l’économiste classique Frédéric Bastiat sur «Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas en économie politique», Bessard et Cappelletti rappellent les coûts cachés des distorsions générées par l’imposition multiple de la valeur créée par l’entreprise. L’impact est en effet négatif sur le bien-être économique. La désincitation à investir que provoque une charge fiscale trop lourde nuit à l’économie toute entière. De plus, le coût d’évitement de la charge fiscale est un autre handicap, qui réduit les ressources affectées à des tâches productives susceptibles d’accroître le bien-être économique.
Autre inconvénient: les entreprises sont également conduites à écarter certaines formes d’organisation juridique plus efficaces, mais davantage taxées. Par exemple, du fait de l’absence de double imposition sur les bénéfices venant de l’activité de la société de personnes, un entrepreneur pourra préférer cette forme juridique. Une société dont la responsabilité des associés est limitée (comme la société anonyme) permettrait pourtant de lever davantage de capitaux, mais sa fiscalité plus lourde éloigne cette option du choix des entrepreneurs et des investisseurs, ce qui en même temps les empêche de se développer parce que la recherche de capitaux est plus difficile. La fiscalité peut également favoriser par là des distorsions dans l’allocation intersectorielle des investissements, laissant sous-financées des activités potentiellement rentables.
Par ailleurs, la fiscalité des entreprises est susceptible d’exceptions: certaines entreprises, parce qu’elles sont petites ou en difficulté, peuvent bénéficier d’une imposition plus favorable. Cet «appel d’air» se traduit par des demandes de «privilèges» fiscaux sous différents prétextes, ce qui finit par créer non seulement des distorsions entre secteurs et entreprises, mais également tout un ensemble d’activités «directement non-productives» de lobbying, qui gaspillent des ressources et impactent donc négativement le bien-être économique.
En définitive, les auteurs démontrent que l’impôt sur les entreprises est ni légitime, ni efficace: l’économie, c’est-à-dire chaque citoyen, se porterait en réalité beaucoup mieux sans lui.
Lire l’étude complète (en anglais) sur le site de l’IREF :
Taxing corporations: why it is not only bad, but unjust
(20 pages, PDF)