Il y a trente ans, peu d’économistes s’opposaient au libre-échange ou à l’automatisation. Ceux qui s’inquiétaient de la disparition de certains emplois se voyaient répondre que les baisses de prix la compenseraient à court terme et que l’augmentation des revenus dans d’autres secteurs de l’économie offrirait de nouvelles (et meilleures) opportunités à tout le monde à moyen terme.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De nombreux économistes, notamment le lauréat du prix Nobel Angus Deaton, se méfient du libre-échange et de l’automatisation. Ils affirment que les «grands chocs», tels que l’expansion rapide de la Chine (et son rôle significatif dans le commerce international) ou l’arrivée des robots dans l’industrie, ont lourdement affecté un large sous-ensemble de la population – dont les revenus étaient inférieurs ou égaux à la médiane. Ils affirment en outre que l’effet a été si important que leurs enfants ont désormais moins d’opportunités. Ce qui se traduit par une moindre mobilité des revenus d’une génération à l’autre. Ils affirment également que les personnes nées de parents se situant dans les 10 ou 20 % les plus pauvres de la population avant ces «chocs» sont de plus en plus coincées dans leur situation économique défavorable.
En d’autres termes, les «grands chocs» nuiraient à la mobilité des revenus. Par ailleurs, ces économistes redoutent que la diminution de la mobilité des revenus, en donnant l’impression que la société est injuste, ne provoque une érosion démocratique et un dépérissement des institutions libérales.
Ces préoccupations ne doivent pas être négligées. Car elles sont très importantes.
Le problème est que ces critiques envisagent toujours ces «grands chocs» dans une forme de vide institutionnel. Les contraintes réglementaires, la sécurité des droits de propriété ou les taux d’imposition sont rarement examinés. La possibilité que les effets négatifs des «grands chocs», tels que l’automatisation ou la libéralisation des échanges, soient influencés par l’existence d’un ensemble particulier d’institutions est encore moins souvent étudiée.
Prenons l’exemple de l’automatisation, qui peut avoir des conséquences négatives sur les travailleurs qui sont substitués par des robots dans l’industrie. Imaginons que deux îles soient touchées par l’automatisation. Dans la première, le marché du travail est fortement réglementé, avec des lois strictes en matière d’embauche et de licenciement, des salaires minimums élevés, des syndicats bien implantés, des licences professionnelles coûteuses et des taux d’imposition élevés sur les revenus du travail. La seconde île ne présente aucune de ces caractéristiques. Sur quelle île pensez-vous qu’il sera plus difficile pour les gens de s’adapter au choc créé par l’arrivée des robots ? La réponse est évidemment la première. La forte présence de l’État peut rigidifier les marchés et rendre plus difficile l’adaptation des individus à l’imprévu. Dans ce cas, il ne serait pas surprenant de constater que les travailleurs remplacés par des robots verront leur situation se dégrader pendant si longtemps que leurs enfants en seront également affectés.
Dans un récent papier co-écrit avec Pradyot Sharma et Alicia Plemmons, nous avons cherché à savoir si les régions exposées à une automatisation de l’industrie, qui ressemblent à la première île hypothétique décrite plus haut, connaissaient de plus grands défis en matière de mobilité des revenus que celles qui ressemblent à la deuxième île hypothétique. Nous avons utilisé un ensemble de données sur la mobilité intergénérationnelle des revenus des enfants nés dans les années 1980 pour 600 zones aux États-Unis ; combiné à un autre ensemble de données mesurant le degré d’exposition de chacune de ces zones à l’automatisation industrielle au cours de cette période. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur une réglementation du marché du travail particulièrement flagrante : l’autorisation d’exercer une profession.
Les licences professionnelles – l’obligation coûteuse d’obtenir une licence pour exercer une profession particulière – ont connu une croissance massive au cours des dernières décennies. La plupart des nouvelles réglementations s’appliquent à des professions à faibles et moyens revenus.
Si le «grand choc» de l’automatisation industrielle a davantage touché les pauvres, il est raisonnable de se demander comment les licences professionnelles les ont empêchés d’occuper des emplois plus proches de ceux qu’ils occupaient auparavant. Si les États sont plus enclins à exiger des licences professionnelles pour les professions à faible et moyen revenu, ils ressemblent davantage à la première île imaginaire décrite plus haut. Ceux qui réglementent moins (ou qui optent même pour la déréglementation) ressemblent davantage à la deuxième île imaginaire.
Nos résultats révèlent que les États disposant de réglementations moins strictes en matière de licences professionnelles ont été en mesure d’atténuer 49 à 85 % des effets négatifs associés à une plus grande exposition à l’automatisation industrielle. Bien que ces États moins réglementés aient connu certains effets négatifs, ceux-ci étaient nettement moins graves que ceux observés dans les États où la réglementation était plus dense.
Il est important de noter que nous nous concentrons ici sur un seul élément du système politique, à savoir l’octroi de licences professionnelles. Il s’agit d’un périmètre relativement étroit, et il est plausible que l’intégration de politiques visant à promouvoir l’esprit d’entreprise, à réduire les impôts pour stimuler la demande de main-d’œuvre ou à déréglementer de manière à faire baisser les prix des biens consommés de manière disproportionnée par les pauvres, amplifie ces effets atténuants. Peut-être même qu’ils les inverseraient complètement !
Si nous devons rester préoccupés par la manière dont les bouleversements majeurs peuvent affecter nos sociétés à long terme, en particulier en ce qui concerne la mobilité intergénérationnelle des revenus, il est essentiel de reconnaître que ces préoccupations peuvent être exacerbées par le fait que les gouvernements transforment par inadvertance ces «grands chocs» en véritables problèmes en raison d’erreurs politiques antérieures.
Vincent Geloso est professeur assistant d’économie à l’Université George Mason. Cette contribution est une traduction d’un texte publié en anglais sur le site de l’American Institute for Economic Research.