Les instruments de démocratie directe, et en particulier l’initiative populaire, font partie des particularités les plus spectaculaires (et souvent idéalisées à l’étranger) du système politique suisse. Or la culture politique et le contexte institutionnel qui l’entourent sont souvent sous-estimés. La soirée-débat de l’Institut Libéral du 6 juin à Lausanne, en collaboration avec le Cercle démocratique et le Cercle des Libertés, a mis en évidence cette ambivalence, tout en s’interrogeant sur les manières éventuelles de renforcer leurs avantages pour la qualité de la gouvernance.
En introduction, Maxim Wuersch a rappelé les mises en garde de Benjamin Constant contre la règle de la majorité, qui ne peut être légitime que si elle n’empiète pas sur l’indépendance individuelle: elle se rend sinon aussi coupable de tyrannie que le despote. En Suisse, la démocratie semi-directe a contribué à la stabilité, évité les soulèvements populaires et empêché les dérives autocratiques des gouvernants. Cependant, le système n’est pas sans failles lorsqu’il s’agit de faire prévaloir une constitution libérale. Le frein aux réformes et la strangulation du processus politique ordinaire par le nombre inflationnaire d’initiatives soulèvent de nouvelles questions, également à propos des délimitations entre sphère publique et sphère privée.
Dans un premier survol, l’historien Olivier Meuwly a relevé la complexité de la construction de la démocratie directe en Suisse: elle n’est en effet ni le résultat d’un enchaînement linéaire, ni un don des dieux intouchable, mais le produit de différents courants politiques à la recherche d’un moyen de résoudre certaines questions de société. Un instrument rendu d’autant plus nécessaire par la diversité confessionnelle et culturelle du pays, qui aurait pu mener à son éclatement. L’expérience historique de la Landsgemeinde a servi dans ce cadre d’inspiration symbolique, en sa qualité de système de négociation et de décision sur des thèmes relevant de la communauté.
L’esprit de milice, au-delà du système qui en découle, est indissociable de cette expérience, dans la mesure où l’engagement individuel au service de la collectivité détermine en grande partie la responsabilité citoyenne directe pour les affaires de la cité. Là aussi, la diversité intercantonale a été un facteur d’inspiration favorisant la réflexion au niveau national. De plus, les cantons suisses, en dépit de leurs gouvernances aristocratiques, ni disposaient ni d’une armée permanente, ni de cour, ce qui a favorisé la bourgeoisie et une industrialisation précoce. Ce contexte a par la suite été renforcé par les Lumières et les mouvements de liberté et d’égalité en droits.
Pour les libéraux du dix-neuvième siècle, il s’agissait d’éviter les errements de la Terreur à travers l’Etat de droit libéral, axé essentiellement sur la séparation des pouvoirs. Le veto accordé aux citoyens dans le canton de St-Gall pressentira le référendum. Il n’y a donc pas eu de développement national immédiat, mais différentes expressions selon le contexte cantonal qui ont été par la suite pensées et théorisées de façon systématique. Pour le référendum législatif, introduit en 1874, cela s’est fait en parallèle à l’introduction des grandes législations civiles au niveau fédéral. Pour l’initiative populaire, introduite en 1891, il s’agissait de donner aux partis minoritaires la possibilité de faire passer leurs idées. Les citoyens deviennent alors agents du dialogue.
Globalement, ce système a fait ses preuves. Il a été le garant d’une grande stabilité dans la période sensible de l’entre-deux-guerres, favorisant par exemple l’avènement de la paix du travail. L’explosion du nombre de référendums et d’initiatives, de même que les résultats parfois problématiques de certains scrutins ne remet pas en cause la culture politique qui sous-tend la démocratie directe dans une société pluraliste, d’autant moins en observant la qualité de la gouvernance et les mouvements sociaux contestataires dans d’autres pays.
Dans une analyse à l’aune de l’économie politique, Pierre Bessard, directeur de l’Institut Libéral, a noté la condition première du succès de la démocratie: la conscience, avant tout morale, des limites de la majorité dans une société libérale. L’économie de marché et les relations volontaires au sein de la société civile doivent avoir précédence sur le processus de décision collectif. A défaut se produirait une étatisation toujours plus poussée de l’économie et de la société. Le dilemme qui se pose encore aujourd’hui est entre l’excès collectiviste ou communautariste et la liberté individuelle. De ce point de vue, la démocratie directe doit aussi s’inscrire dans l’optique d’un Etat limité.
Dans l’expérience de la Suisse, une autre dimension institutionnelle a été beaucoup plus importante dans le succès relatif du pays sur la durée: l’arbitrage facilité par la fragmentation politique et la concurrence entre les Etats fédérés, qui permettent au citoyen de «voter par les pieds», c’est-à-dire de s’établir avec son capital dans un autre canton plus clément au niveau fiscal ou réglementaire. La liberté d’établissement dans différentes juridictions est souvent un instrument de «vote» beaucoup plus efficace que les urnes, qui doivent être partagées avec l’avis de millions d’autres personnes. D’où l’importance de résister au centralisme et à l’uniformisation politiques.
La démocratie directe, notamment le référendum obligatoire sur les questions constitutionnelles et le droit de veto en matière de nouvelles lois, de nouvelles dépenses ou d’augmentations d’impôts a tendu à limiter l’activisme politique, également de manière préventive. Cependant, ce résultat est fortement dépendant du climat d’opinion et de l’éthique de responsabilité personnelle et de respect de la propriété. Dans un contexte d’Etat-providence, le biais naturel en faveur du statu quo ou les préjugés étatistes posent un sérieux défi aux libéralisations et aux réformes de lois dépassées. De plus, la multiplication des initiatives populaires antilibérales tend à accélérer l’érosion de la culture politique et à monopoliser le débat aux dépens d’autres priorités et de la sphère privée.
Une meilleure hiérarchisation des valeurs constitutionnelles, des règles d’utilisation plus en phase avec les moyens de communication actuels (depuis l’introduction de l’initiative populaire, la proportion du nombre de signatures requises a baissé de 7,6% à 1,8% des votants) et un recalibrage de l’Etat central sur un petit nombre de tâches constitueraient des issues à ce problème. Des règles constitutionnelles comme le frein à l’endettement dans le domaine de la politique financière montrent que des bornes au pouvoir discrétionnaire des majorités sont possibles.