Bibliothèque de la liberté
La philosophie de Hayek de Philippe Nemo, collection Quadrige, PUF, 640 p.
Philippe Nemo est professeur en philosophie politique et a enseigné pendant trente ans à HEC et à l’ECSP. Fondateur de l’école professorale de Paris et directeur du Centre de recherche en philosophie économique, ses travaux l’ont amené à écrire sur de nombreux sujets différents, qu’il s’agisse de l’éducation et de la pédagogie, de l’idée de République et d’Occident, du libéralisme ou de la pensée de Friedrich Hayek, dont il demeure l’un des grands spécialistes français.
La critique de la philosophie de Descartes et de son constructivisme rationaliste est le point de départ de la pensée Hayékienne. Faire du passé table rase, ou rejeter la morale et le droit sédimentés par les siècles pour tout reconstruire ex nihilo, est une erreur qui supposerait la capacité de l’être humain à créer, de manière complètement rationnelle, des institutions sociales qui soient des artefacts.
L’action de l’homme ne saurait donc revêtir la rationalité qu’aurait celle d’un démiurge et se base sur l’expérience d’un certain nombre de faits qu’il connait personnellement, une somme de données demeurant inconnues et abordées uniquement via des connaissances théoriques. Or, précise Philippe Nemo, «la vie pratique, y compris la vie de relations sociales, révèle que nous sommes plus savants par nos savoir-faire que par nos théories»[1]. Ces savoir-faire sont composés de réalités mentales, «les schèmes», et de «règles» capables de fournir une réponse à un certains nombre de situations, sans utiliser nos capacités réflexives.
Par exemple, note-t-il, «les instincts des animaux ne sont pas autre chose que de tels couplages perception-action représentant une adaptation spécifique à un environnement, y compris l’environnement que constitue pour l’individu, la vie sociale de sa propre espèce»[2]. D’une manière générale, le cerveau ne peut pas comprendre le cerveau et, dans «le psychisme humain, l’implicite dépasse ou englobe toujours l’explicite»[3].
En conséquence, Hayek distingue deux ordres sociaux applicables à des organisations différentes : l’ordre organisé, qui correspond à une organisation régie par des règles pensées et explicites, et l’ordre auto-organisé, dit spontané, qui recoupe des sphères plus vastes que personne n’a véritablement créées. Un certain nombre de structures comme le droit, la monnaie, le langage ou la morale, «ne sont ni naturelles, ni artificielles», elles sont «produites par les actions et les décisions des hommes et sont continuellement modifiées par eux»[4].
L’ordre spontané permet de gérer, de manière beaucoup plus lâche, des systèmes générant une quantité d’informations bien supérieure à celle des rigides ordres organisés. L’exemple type est celui du marché des produits qui s’équilibre par la main invisible des prix.
Dans ce cadre, le droit, c’est-à-dire, «l’ensemble des règles de juste conduite constituées à la faveur d’un processus évolutif et qui, permettant des relations régulières et pacifiques entre les membres d’un groupe, assurent, de facto un ordre social spontané»[5], se divise en deux branches : le nomos, le droit civil et commercial, qui réglemente l’ordre spontané de la société, et la thesis, le droit public, qui régit l’ordre organisé qu’est l’État. Là encore, aucun démiurge n’a créé le nomos de toute pièce, l’État, avec le code d’Hammurabi par exemple, ayant fait respecter «des règles de justice qui, pour l’essentiel, s’étaient constituées indépendamment de lui et avant lui»[6].
Ce que le fondateur de la société du Mont-pèlerin critique, c’est «la transformation du droit civil en droit public par l’abus et le caractère intempestif de la législation», le législateur n’étant fondé à intervenir que «pour corriger les bourgeonnements du droit émanant de la jurisprudence»[7].
De même, l’économie est un jeu régi par la main invisible du marché qu’il est impossible de rendre efficient si on cherche à l’ordonner par une autorité centralisatrice. Cette catallaxie, comme il la nomme, est une logique d’échange où les partenaires sont «poussés à contribuer aux projets des autres sans aucunement s’en soucier et sans même les connaître».[8] Grâce à un système de division du travail de plus en plus poussé et au jeu de la concurrence, la somme de connaissances de l’humanité augmente de manière exponentielle et la productivité du travailleur s’accroît sans cesse.
En revanche, le secteur public se doit de fournir des biens et services «dont on ne peut connaître individuellement tous les bénéficiaires»[9], bénéficiaires qui ne peuvent naturellement pas participer à la rémunération de ces biens et services : il serait, par exemple, assez déraisonnable d’instaurer des péages pour autoriser la circulation sur les trottoirs urbains. Outre les missions de police et de justice, que les libéraux concèdent assez largement à l’État, l’auteur de la Route de la servitude y adjoint la protection contre les épidémies et les catastrophes naturelles, le cadastre, les certifications de qualité, la fourniture d’un revenu minimum à chacun[10], une part de la production d’énergie et même l’éducation (via un système de chèque éducation) ou une certaine forme de sécurité sociale.
Cette catallaxie indirecte, qui prend la forme d’un échange non-marchand, ne doit intervenir que lorsque le marché est incapable de fournir le bien ou le service concerné et ne pas prendre la forme d’un monopole.
L’émergence de la société ouverte, schématiquement la société moderne occidentale, mène à une confusion des pouvoirs législatifs et exécutifs, engendrant un retour de l’arbitraire effectué au nom de la majorité, et à un blocage de la démocratie.
Du fait de sa légitimité populaire, le Parlement acquiert une souveraineté illimitée et adopte des textes de loi qui, sous l’apparence de leur portée générale, peuvent «fort bien viser délibérément certains groupes restreints de citoyens»[11]. Soumis aux règles du marchandage politique, qui caractérise les régimes d’assemblée, le pouvoir est de plus assez poreux vis-à-vis des intérêts particuliers, ce qui remet en cause le bien-fondé de ses décisions.
Pour y remédier, le philosophe austro-britannique propose un système bicaméral, appelé démarchie, qui comporterait une clause fondamentale, c’est-à-dire une règle constitutionnelle intangible, et qui serait composé d’une Cour constitutionnelle et de deux chambres. Une Assemblée législative, élue par les plus de 45 ans pour une durée de 15 ans et renouvelée par 15e, avec des représentants non rééligibles, créerait le nomos et une Assemblée gouvernementale serait chargée de l’adoption de la thésis. Le Gouvernement, à proprement parler, ne serait qu’un comité désigné par cette dernière.
L’œuvre de Philippe Nemo a le mérite de retracer l’ensemble des réflexions de Friedrich Hayek en un précis apte à condenser et vulgariser la pensée d’un économiste dont le profane ignore le plus souvent la racine. Sans détailler plus avant les concepts de sa théorie économique, l’auteur s’attache à décortiquer les ressorts et les motivations de son corpus doctrinal, dans un livre utile à la bonne compréhension du socle idéologique du libéralisme contemporain.
[1] La philosophie de Hayek, Philippe Nemo, collection Quadrige, PUF, p.62.
[2] Ibid, p.72.
[3] Ibid, p.90.
[4] Ibid, p.101.
[5] Ibid, p.155.
[6] Ibid, p.163.
[7] Ibid, p.226
[8] Ibid, p.269
[9] Ibid, p.251
[10] Comme le note Philippe Nemo, «autre chose est d’avoir, au-dessous de soi, un filet qui empêche de tomber l’abîme, autre chose est d’être enfermé de toute part dans ce filet».
[11] Ibid, p.474