Pour progresser, nous devons faire quelque chose qui soit différent de ce que nous avons fait hier, et nous devons le faire plus rapidement, mieux ou avec moins d’efforts. Pour y parvenir, nous innovons et nous imitons. Cela nécessite une certaine ouverture aux surprises, et cette ouverture est rare. Il est difficile de créer quelque chose qui n’a jamais existé. C’est également un processus risqué, car la plupart des innovations échouent.
Lorsque l’on survit à peine, on ne peut se permettre aucune erreur. Par conséquent, si quelqu’un propose une nouvelle méthode de chasse ou souhaite expérimenter une nouvelle culture, cela n’est pas forcément bien accueilli. Ce n’est pas un hasard si la plupart des sociétés historiques qui ont trouvé un moyen de subsister ont essayé de s’en tenir à cette recette et considéraient les innovateurs comme des fauteurs de troubles.
Cela signifie que l’innovation était tributaire de la découverte fortuite d’une nouvelle façon de faire les choses. Quelqu’un inventait un nouvel outil ou une nouvelle méthode plus efficace par hasard, en imitant la nature ou une autre tribu. Cependant, lorsque les populations étaient peu nombreuses, rares étaient celles qui découvraient par hasard une nouvelle façon de faire les choses, et il y avait peu de personnes à imiter. En d’autres termes, les possibilités d’action sont limitées dans les petites sociétés isolées.
Pour que le processus d’innovation et de spécialisation puisse s’enclencher, il a fallu une plus grande densité de population et des liens avec d’autres groupes. Les cultures situées au carrefour de différentes civilisations et traditions ont été exposées à d’autres modes de vie à mesure que les marchands, les migrants et les militaires se déplaçaient. En combinant différentes idées, elles ont déclenché le processus d’innovation. Les idées ont commencé à «s’accoupler», selon l’expression de l’écrivain britannique Matt Ridley.
Cette ouverture a donné lieu à des périodes extraordinaires de prospérité dans des cultures telles que la Grèce antique et Rome, Bagdad sous les Abbassides et la Chine des Song. Il s’agissait, comme le dit l’économiste américain Jack Goldstone, d’«efflorescences», c’est-à-dire de reprises soudaines et inattendues qui ne se sont ni pérennisées ni accélérées. Elles n’ont pas duré.
L’historien américain de l’économie Joel Mokyr parle de la «loi de Cardwell», du nom de l’historien des technologies D. S. L. Cardwell, qui a observé que la plupart des sociétés ne restaient créatives que pendant une courte période. Souvent, elles étaient ruinées par des ennemis extérieurs, car les États pauvres et les bandes de brigands étaient attirés par leur richesse.
Mais il existe également des ennemis à l’intérieur. Chaque innovation technologique majeure est «un acte de rébellion contre l’opinion dominante et les intérêts établis», explique Mokyr. Et la pensée dominante ainsi que les intérêts particuliers ont souvent les moyens de s’opposer à un changement.
Dans toutes les sociétés, les élites économiques, intellectuelles et politiques ont bâti leur pouvoir sur des méthodes de production spécifiques et un ensemble de mythologies et d’idées particulières. La préservation de leurs intérêts incite ces élites à empêcher ou, à tout le moins, à contrôler les innovations susceptibles de bouleverser le statu quo. Elles tentent de rétablir des normes traditionnelles et de réduire les risques de surprises. Tôt ou tard, elles finissent par l’emporter, l’épanouissement est étouffé et la société retombe dans une longue période de stagnation.
Pour sortir de la stagnation, il faut une culture de l’optimisme et du progrès qui justifie et encourage l’innovation, ainsi qu’un système politico-économique particulier qui donne aux individus la liberté de s’engager dans la création continue de nouveautés.
Les Lumières et le libéralisme classique
Heureusement, cette culture a émergé puissamment en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous la forme des Lumières, qui ont remplacé la superstition et l’autorité par les idéaux de la raison, de la science et de l’humanisme, comme le résume le psychologue canadien Steven Pinker, et du libéralisme classique, qui a supprimé les obstacles politiques à la pensée, au débat, à l’innovation et au commerce.
Ce sont les forces combinées des Lumières et du libéralisme classique qui ont réduit le pouvoir des élites intellectuelles et économiques de freiner le progrès. La loi de Cardwell a commencé à vaciller, ouvrant la voie aux individus, innovateurs et entrepreneurs pour changer notre monde à jamais.
Pourquoi cela s’est-il produit en Europe, et pourquoi à ce moment-là ? Il existe deux explications traditionnelles qui s’opposent, l’une associée à la droite et l’autre à la gauche, et toutes deux sont erronées. Selon la première, c’est parce que les Européens étaient meilleurs que les autres (grâce à une supériorité naturelle, à l’héritage des anciens ou au christianisme). Selon la seconde, c’est parce que les Européens étaient pires que les autres (à cause de l’esclavage, du colonialisme et de l’impérialisme).
Le problème avec la première explication est que l’expérimentation dans les domaines de la science, de la technologie et du capitalisme était déjà présente dans les cultures païennes, musulmanes, confucéennes et autres. En fait, l’Europe a importé et amélioré de nombreuses avancées non européennes. Le problème avec la deuxième explication est que toutes les civilisations précédentes se sont également livrées à l’esclavage, au colonialisme et à l’impérialisme lorsqu’elles en ont eu l’occasion. Pourtant, elles sont restées pauvres. Ce qui a donc permis à l’Europe de mieux réussir doit être autre chose.
Comme nous l’avons vu, les élites ont partout réagi aux innovations surprenantes en essayant d’imposer leur autorité politique et leur dogmatisme intellectuel. Ce qui a distingué l’Europe, c’est que les élites ont échoué. Contrairement aux empires chinois ou ottoman, l’Europe a bénéficié d’une fragmentation politique et juridictionnelle, soulignée par des chercheurs tels que l’historien économique anglo-australien Eric Jones et l’historien anglais Stephen Davies.
Les souverains européens avaient les mêmes ambitions de conquête et de contrôle, mais sur ce continent, ils ont été stoppés par la géographie : des chaînes de montagnes, des étendues d’eau, des marais fluviaux et des paysages boisés. L’Europe s’est fragmentée en une multitude de cités-États, de villes indépendantes, d’universités autonomes et de confessions religieuses différentes.
Des centaines de souverains différents ne pouvaient coordonner la répression et imposer une doctrine unique à tous. Cela a toujours laissé la possibilité aux penseurs, aux entrepreneurs et aux livres interdits de migrer vers la juridiction la plus accueillante pour leur hérésie particulière. La Réforme protestante a porté un coup supplémentaire aux ambitions d’autorité universelle. Comment revenir à une autorité de confiance lorsque l’on ne sait pas à quelle autorité se fier ? «Nullius in verba» (ne croyez personne sur parole) n’était pas seulement la devise de la Royal Society, fondée à Londres en 1660, mais l’esprit même du projet des Lumières.
Les princes européens ont découvert que leurs rivaux qui accueillaient davantage de scientifiques, d’entrepreneurs et de technologies acquéraient également plus de richesses et donc une plus grande capacité à faire la guerre. Les innovations disruptives continuaient de menacer le pouvoir de l’élite à long terme, mais l’absence d’innovation pouvait mettre leur vie en danger à tout moment, par le biais d’une armée envahissante supérieure. Dans une Europe fragmentée, les souverains étaient confrontés à une motivation opposée à celle des dirigeants de vastes empires, qui craignaient davantage les dissensions internes que les conquêtes étrangères.
La peur du changement a donc commencé à céder la place à la peur de la stagnation. Le philosophe allemand Emmanuel Kant écrivait ainsi en 1784 que les Lumières surgissent progressivement «des desseins égoïstes de grandeur des gouvernants, lorsqu’ils ont compris ce qui est à leur avantage».
Progrès scientifiques et industriels
La transformation libérale classique qui y est associée, initiée par la République néerlandaise, puis poursuivie par la Grande-Bretagne et les États-Unis, a simultanément accordé une plus grande liberté de mener de nouvelles expériences et de créer des entreprises grâce à une plus grande égalité devant la loi, à des droits de propriété plus sûrs, à une économie intérieure plus libre et à l’ouverture des marchés.
Cela a engendré un cercle vertueux, car la recherche scientifique, la concurrence entre les entreprises et une société ouverte sont, par nature, des processus en constante évolution, soumis à des défis et des améliorations permanents. Ils permettent à un plus grand nombre de personnes d’expérimenter de nouvelles idées et méthodes et de les combiner de manière inattendue.
Comme l’a montré l’historienne américaine de l’économie Deirdre McCloskey, ces processus se sont accompagnés d’une réévaluation fondamentale de la vie urbaine et bourgeoise. Alors que le commerce et l’innovation étaient auparavant considérés, au mieux, comme des maux nécessaires pour financer une société hiérarchisée et aristocratique, ils ont commencé à être perçus comme souhaitables, voire honorables.
Cette relative liberté d’esprit et d’irrévérence a d’abord déclenché une révolution scientifique, puis une révolution industrielle. La nature cumulative des connaissances a insufflé un puissant sentiment d’optimisme. Lorsque les télescopes, les microscopes et le scientifique anglais Isaac Newton ont percé les mystères de la nature, le monde entier en a rapidement été informé et s’est mis à réfléchir à la manière dont les lois naturelles pouvaient être utilisées à des fins pratiques.
Grâce aux migrations, aux échanges de lettres, à l’imprimerie, aux cafés et aux sociétés savantes, les scientifiques et les entrepreneurs ont structuré les connaissances en mécanique, métallurgie, géologie, chimie, science des sols et science des matériaux. Cela a permis de manipuler, de corriger et d’adapter consciemment les méthodes, les matériaux et les machines à l’évolution des besoins. Ces nouvelles connaissances ont donné lieu à de nouvelles expériences visant à étudier la nature plus en profondeur, et les résultats de ces recherches ont conduit à de nouvelles technologies permettant de produire davantage de nourriture, de prévenir ou de guérir des maladies, de façonner des matériaux et d’exploiter des sources d’énergie.
Les entreprises modernes et les marchés financiers ont émergé comme des vecteurs permettant de transformer systématiquement le capital et les connaissances en biens et services qui amélioraient la vie des gens. L’humanité n’avait plus à attendre que des individus, quelque part, fassent des découvertes révolutionnaires à des intervalles très espacés. Un système économique et intellectuel dédié à la recherche systématique de découvertes et d’innovations avait été créé. De Manchester à Menlo Park en passant par la Silicon Valley, les pionniers ont méthodiquement repoussé les frontières technologiques vers l’inconnu, tandis que la libre concurrence et le commerce international ont rendu ces merveilles largement accessibles à des prix abordables.
Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, le progrès ne s’est pas brusquement arrêté. Il s’est poursuivi et accéléré. Plus que jamais, les gens se sont intéressés aux problèmes du monde et ont été libres de proposer leurs propres solutions. L’humanité a enfin pris son envol, et le progrès est passé des fluctuations d’une courbe plate à une courbe en forme de crosse de hockey, pointant vers le haut.
«Il se peut que les Lumières aient ‘tenté’ d’émerger à d’innombrables reprises», écrit le physicien britannique David Deutsch dans The Beginning of Infinity. Cela met donc en perspective notre chance d’avoir échappé au pire : toutes les tentatives précédentes ont été interrompues, «toujours étouffées, généralement sans laisser de trace. Sauf cette fois-ci.»
Nous devrions être profondément reconnaissants de faire partie des rares personnes nées à la seule époque où le progrès se poursuit de manière continue et à l’échelle mondiale. Cependant, cela devrait également nous inciter à rester concentrés et combatifs. L’Histoire nous enseigne que le progrès n’est pas automatique. Il n’a été possible que grâce à la lutte acharnée des individus et au système de liberté qui l’a rendu envisageable.
Si nous voulons rester la seule grande exception à la règle historique de l’oppression et de la stagnation, chaque nouvelle génération doit trouver en elle-même le désir de rendre le monde propice au progrès.
Johan Norberg est senior fellow au Cato Institute. Cette contribution est une traduction d’un texte publié en anglais sur Human Progress.