L’espoir qu’une forme globalisée de la démocratie de masse puisse servir de corollaire à une économie globale est illusoire. Une économie globalisée peut — par hypothèse — être dépendante d’un sens civique de citoyenneté du monde, mais aucun État mondial n’est nécessaire pour cela. Le commerce a lieu depuis toujours entre des systèmes politiques et moraux très divers, pour autant que ceux-ci soient ouverts et ne tentent pas d’imposer un gouvernement totalitaire ou une hégémonie mondiale. L’avenir peut conduire à un sens plus grand de citoyenneté du monde, à une plus grande volonté de tolérer le pluralisme, mais il n’y aura jamais besoin d’un État global ou d’un gouvernement mondial.
La tendance actuelle en faveur de la centralisation et de l’harmonisation politiques est si dangereuse parce qu’elle est généralement propagée comme « thérapie préventive » contre la consolidation économique. Pourtant, dans les faits, ces deux tendances centralisatrices sont liées dans un cercle vicieux. Etant donné qu’un système politique globalisé n’aurait plus besoin de faire ses preuves en concurrence avec d’autres systèmes, une alliance entre les puissants politiques et économiques du moment se cristalliserait inévitablement. Il n’y aurait plus d’espace ni de niche où d’autres systèmes, d’autres méthodes, pourraient être testés et où de nouveaux venus pourraient tenter leur chance.
Un ordre mondial pluraliste fondé sur les systèmes politiques les plus divers se concurrençant paisiblement est en revanche plus robuste, moins enclin à l’erreur et plus disposé à apprendre qu’une énorme organisation centralisée. Bien sûr, cela n’exclut pas la possibilité d’approches suboptimales et de conflits irréconciliables entre les petites entités composant un tel ordre mondial diversifié. Cette possibilité doit donc être minimisée par d’autres méthodes.
Mais dans un tel ordre mondial non centralisé, les pouvoirs corporatistes n’ont pas de pouvoir en tant que tels. Qui, en effet, peut forcer un individu, un client potentiel, à acheter un produit ou un service particulier? Si quelqu’un n’aime pas le Coca-Cola, l’entreprise globale Coca-Cola n’a aucun pouvoir sur lui; si une personne préfère ne pas acheter de voiture, l’ensemble du lobby automobile ne peut que le constater; ceux qui ne souhaitent pas s’assurer contre tel ou tel risque sont libres de dire « non » au plus insistant des agents de vente. Les gens peuvent résilier leurs abonnements à des journaux ou des magazines, ils peuvent changer de chaîne de télévision ou éteindre complètement leur téléviseur — ou renoncer à en posséder un. Mais au moyen des impôts, des systèmes de rentes et des monopoles, l’État force les citoyens à dépenser une large part de leurs revenus selon sa volonté collective. Le fait, dans une démocratie, que chaque citoyen ait un vote (bien trop souvent il est mis en minorité!) est une pauvre consolation, mais c’est mieux que rien. La possibilité d’émigrer si nécessaire est peut-être plus rassurant. Mais où pourrait-on émigrer s’il n’y avait qu’un gouvernement mondial?
Les réserves émises à l’égard de la tendance vers la centralisation sont certainement justifiées. Mais le scepticisme est justifié avant tout en ce qui concerne le pouvoir politique, qui peut distribuer ses faveurs et établir des monopoles.
Quant à la paix dans le monde, ne peut-elle se réaliser qu’au prix d’un organe central de politique et de pouvoir qui garantirait la sécurité et interviendrait contre tous les « fauteurs de trouble » de manière à maintenir ou à restaurer un ordre global et sauvegarder le système mondial dont il se veut le garant? Il y a un danger évident qu’une telle paix mondiale sécurisée impérialement et qu’un tel système global géré de manière centralisée produiraient davantage de problèmes de sécurité qu’ils n’en résoudraient. Car même un gouvernement mondial pourrait faire des erreurs, et ses fautes seraient d’autant plus dangereuses que son pouvoir mondial le libérerait de toute concurrence comme de la nécessité de rechercher les solutions les meilleures et les plus satisfaisantes aux problèmes les plus sérieux grâce à sa prétention à un monopole global sur la « vérité ».
Ce qui est productif à long terme, ce qui sert le mieux l’intérêt public et protège les droits humains ne peut être déterminé par diktat autoritaire ou par décret étatique. Au contraire, un tel aboutissement ne peut émerger qu’à travers un processus ouvert d’échanges globaux entre un large éventail d’approches diverses — et ceci non seulement sur le marché des biens et des services, mais aussi sur le plan des idées, des valeurs éthiques et des systèmes fiscaux et politiques.
C’est pourquoi un ordre global efficace doit se baser sur la concurrence paisible entre des modèles et des systèmes les plus variés. Nous devrions nous garder de définir une autorité politique globale ultime qui aurait le pouvoir d’imposer au monde, au moyen d’une vaste organisation bureaucratique et militaire, ce qu’elle déterminerait comme juste.
Comme fondement pour la prospérité globale, par conséquent, le libre-échange est supérieur aussi bien à une paix imposée impérialement par un superpouvoir qu’à un diktat interventionniste imposé par les commissaires d’une agence centrale avec une emprise sur les ressources mondiales. Ainsi que l’Europe et la Suisse l’ont à maintes reprises démontré par l’expérience, un large éventail d’idées n’est pas une faiblesse, mais le signe d’une culture indépendante et vivante.