Malgré les bouleversements de notre époque, des progrès significatifs ont lieu dans divers domaines, comme l’augmentation de l’espérance de vie ou le recul de la pauvreté dans le monde. Tout au long de l’histoire, les villes ont joué le rôle d’épicentres de l’innovation et du progrès, favorisant la coopération, la concurrence et la liberté de pensée. En explorant les contextes uniques de villes comme Édimbourg et Paris, où la liberté intellectuelle a prospéré, Chelsea Follett révèle le rôle vital de la paix, de la liberté et de la densité de population dans l’accomplissement humain et le progrès sociétal.
L’humanité a-t-elle progressé ? Face à la multiplication des crises, il est tentant de se laisser séduire par le sentiment que l’espèce humaine est en danger. Nombreux sont ceux qui considèrent l’histoire comme une longue suite de décadences et de dégénérescences intervenues après un âge d’or lointain et idéalisé.
Pourtant, des progrès remarquables et mesurables ont été accomplis, qu’il s’agisse de l’allongement de l’espérance de vie, de l’augmentation du taux d’alphabétisation ou du recul de la pauvreté dans le monde. Aujourd’hui, l’abondance matérielle est plus répandue que nos ancêtres n’auraient pu l’imaginer. Des progrès moraux ont également été accomplis. L’esclavage et la torture, autrefois largement acceptés, sont aujourd’hui presque universellement réprouvés.
Comment expliquer tous ces progrès ? Certains lieux, à certains moments de l’histoire, ont contribué de manière disproportionnée au progrès et à l’innovation. Le changement est une constante, mais le progrès ne l’est pas. Étudier le passé est souvent le meilleur moyen de trouver les clés pour encourager l’innovation dans le présent. C’est dans cette optique que j’ai écrit un livre intitulé Centers of Progress : 40 Cities that Changed the World, qui explore les lieux qui ont permis au monde moderne de se développer.
Les idées, les découvertes et les inventions à l’origine du monde moderne sont loin d’avoir germé de manière égale ou aléatoire sur l’ensemble du globe. Au contraire, elles ont eu tendance à émerger dans les villes, même à des époques où la majeure partie de la population humaine vivait dans des zones rurales. En fait, avant même que n’existe quoi que ce soit que l’on puisse qualifier de ville selon les normes modernes, le progrès est né de ce qui s’en rapprochait le plus à l’époque. Comment expliquer cela ?
«Les villes, ces agglomérations denses qui parsèment le globe, ont été des moteurs d’innovation depuis que Platon et Socrate se sont chamaillés sur une place de marché athénienne», explique l’économiste spécialiste des villes Edward Glaeser dans son livre Triumph of the City.
Bien entendu, il n’est pas le premier à constater que les villes sont souvent à l’origine de changements positifs. Comme le notait déjà Adam Smith en 1776, «le commerce et les produits manufacturés dans les villes, loin d’en être l’effet, ont été la cause et la source des progrès et de la civilisation du pays».
L’une des raisons pour lesquelles le progrès tend à émerger des villes est, tout simplement, la présence de nombreuses personnes. Chaque fois qu’un plus grand nombre d’individus se rassemblent pour «transporter, troquer et échanger», selon les termes d’Adam Smith, leur potentiel d’échange productif, de discussion, de débat, de collaboration et de concurrence s’en trouve accru. La population plus importante des villes permet une division plus fine du travail, une plus grande spécialisation et une plus grande efficacité dans la production. Sans parler du fait que plus d’esprits travaillent ensemble pour résoudre les problèmes. Car, comme le souligne l’écrivain Matt Ridley «le progrès est un sport d’équipe, et non une quête individuelle. Il s’agit d’une collaboration, d’une chose collective, qui se fait entre les cerveaux plus qu’à l’intérieur d’eux».
Une population plus nombreuse permet d’expliquer pourquoi le progrès émerge souvent des villes, mais, bien entendu, toutes les villes ne deviennent pas des centres d’innovation majeurs. Le progrès est probablement un sport d’équipe, mais alors, pourquoi certaines villes semblent-elles offrir des conditions de jeu idéales, et pas d’autres ?
Cela nous amène au facteur suivant que partagent la plupart des pôles de progrès, outre le fait qu’ils sont relativement peuplés : la paix. Cela semble logique, car si un endroit est en proie à la violence et à la zizanie, il est difficile pour ses habitants de se concentrer sur autre chose que la survie, et il n’y a guère d’incitation à être productif puisque toute richesse est susceptible d’être pillée ou détruite. Smith avait reconnu cette évidence et noté que les villes, historiquement, étaient plus à même de garantir une certaine sécurité contre la violence que les campagnes :
Le maintien de l’ordre et une administration convenable, et avec eux la liberté et la sécurité des individus, furent ainsi établis dans les villes, à une époque où les habitants des campagnes étaient exposés à toutes sortes de violences. Or, dans cette situation où ils sont sans défense, les individus se contentent naturellement du minimum vital, car le fait d’en faire davantage ne ferait que tenter leurs oppresseurs. Au contraire, lorsqu’ils sont assurés de jouir des fruits de leur travail, ils s’efforcent naturellement d’améliorer leur condition, et d’acquérir non seulement le minimum vital, mais également des biens matériels qui leur permettent de s’épanouir. Ainsi, ce genre de commerce, qui vise à obtenir davantage que le minimum vital, s’est développé dans les villes bien avant qu’il ne soit pratiqué couramment par les habitants des campagnes. […] Les stocks accumulés par ceux qui travaillaient à la campagne se sont donc naturellement réfugiés dans les villes, seuls sanctuaires où ils pouvaient être en sécurité pour ceux qui les possédaient.
Bien entendu, toutes les villes n’ont pas été des lieux de paix et certaines ne le sont toujours pas de nos jours. Prenons par exemple la ville de Smith : Édimbourg. À certains moments, la ville était loin d’être stable. Cette ville inhospitalière et relativement mal entretenue a vu sa réputation prendre son envol après un siècle d’instabilité. Au XVIIIe siècle, l’Écosse venait de traverser des décennies de troubles politiques et économiques. Ce n’est qu’après le retour du calme et une période de paix et de stabilité relatives qu’Édimbourg a atteint son plein potentiel. Édimbourg devint alors un improbable foyer de progrès. Cette ville démontre ainsi ce que les gens peuvent accomplir, si des conditions favorables sont réunies.
Au cours du siècle des Lumières écossaises, dont le berceau était Édimbourg, Adam Smith était loin d’être le seul penseur novateur de la ville. La capacité d’Édimbourg à engendrer des innovateurs dans tous les secteurs de l’activité humaine, des arts aux sciences, semblait presque magique.
Édimbourg a donné au monde tant d’artistes révolutionnaires que l’écrivain français Voltaire a déclaré en 1762 que «c’est aujourd’hui de l’Écosse que nous tenons les codes de bon goût dans tous les arts, de la poésie épique au jardinage». Édimbourg a donné à l’humanité des pionniers artistiques, du romancier Sir Walter Scott, souvent appelé le père du roman historique, à l’architecte Robert Adam qui, avec son frère James, a développé le «style Adamesque», qui a donné le «style fédéral» aux États-Unis après l’Indépendance.
Sans oublier les scientifiques. En 1789, Thomas Jefferson écrivait : «En ce qui concerne la science, aucun endroit au monde ne peut prétendre rivaliser avec Édimbourg». Le géologue édimbourgeois James Hutton a développé de nombreux principes fondamentaux de sa discipline. Le chimiste et physicien Joseph Black, qui a étudié à l’Université d’Édimbourg, a découvert le dioxyde de carbone, le magnésium et les concepts thermodynamiques importants de chaleur latente et de chaleur spécifique. L’anatomiste Alexander Monro Secondus est le premier à détailler le système lymphatique humain. Sir James Young Simpson, admis à l’Université d’Édimbourg à l’âge de quatorze ans, a, lui, mis au point l’anesthésie au chloroforme.
Par ailleurs, deux des plus grands cadeaux d’Édimbourg à l’humanité sont l’empirisme et l’économie. L’influent philosophe David Hume a été l’un des premiers défenseurs de l’empirisme et est parfois considéré comme le père du scepticisme philosophique. En créant le domaine de l’économie, Smith a aidé l’humanité à réfléchir aux politiques qui favorisent la prospérité. Ces politiques, notamment le libre-échange et la liberté économique prônés par Smith, ont depuis lors contribué à élever le niveau de vie à des niveaux inimaginables pour Smith et ses contemporains.
Cela nous amène au dernier ingrédient secret du progrès, et non des moindres : la liberté. Les foyers de progrès, à leur apogée créative, ont tendance à être relativement libres et ouverts pour leur époque. C’est logique, car il ne suffit pas d’avoir une population nombreuse pour progresser si les individus qui la composent n’ont pas la liberté d’expérimenter, de débattre de nouvelles propositions et de travailler ensemble dans leur intérêt mutuel. La principale raison pour laquelle les villes produisent autant de progrès est peut-être que les citadins ont souvent joui d’une plus grande liberté que leurs homologues ruraux. Les serfs du Moyen Âge fuyant les terres féodales pour gagner leur liberté dans les villes ont inspiré le dicton allemand «stadtluft macht frei» (l’air de la ville rend libre).
Cet adage faisait référence aux lois accordant la liberté aux serfs après un an et un jour de résidence en ville. Mais cette expression a vraisemblablement une signification plus large. Les villes ont souvent servi de havres de liberté pour les innovateurs et les personnes étouffées par les normes plus strictes et les choix plus restreints qui caractérisent les petites communautés. Édimbourg était réputée pour son atmosphère de liberté intellectuelle, qui permettait aux penseurs de débattre d’une grande diversité d’idées controversées dans ses nombreux clubs de lecture et pubs.
Bien entendu, les villes ne sont pas toujours libres. Les États autoritaires voient parfois l’application de leurs lois draconiennes se relâcher dans les zones reculées, et Smith lui-même considérait que la vie rurale était, d’une certaine manière, moins encombrée de règles et de règlements contraignants que la vie citadine. Mais comme le rappelle le professeur de philosophie Kyle Swan dans un article publié par Adam Smith Works :
Sans nier les charmes et les attraits de la vie à la campagne mis en évidence par Smith, n’oublions pas ce qui nous est proposé dans les villes : un éventail de choix beaucoup plus large ! Des restaurants variés et un nombre incalculable d’autres services et loisirs, des groupes de personnes qui aiment les mêmes choses que vous, et d’autres qui ont des parcours, des intérêts et des activités similaires – les villes renforcent (positivement) la liberté.
Les mêmes ingrédients secrets du progrès – la densité de la population, la paix et la liberté – qui ont permis à Édimbourg de prospérer à l’époque de Smith peuvent être observés à maintes reprises au cours de l’histoire dans les lieux qui sont devenus des foyers d’innovation. Prenons l’exemple de Paris.
En tant que capitale de la France, Paris a attiré une population nombreuse et est devenue un centre économique et culturel important. Mais c’est un esprit de liberté inhabituel qui a permis à la ville d’apporter ses plus grandes contributions au progrès humain. À l’instar des sociétés de lecture et des pubs d’Édimbourg à l’époque de Smith, les salons et les cafés de Paris au XVIIIe siècle étaient des lieux de discussion intellectuelle où les philosophes ont donné naissance à ce que l’on a appelé le siècle des Lumières.
Le siècle des Lumières est un mouvement qui promouvait les valeurs de la raison, de la connaissance fondée sur des preuves, du libre arbitre, de la liberté individuelle, de l’humanisme, d’un État aux pouvoirs limités et de la séparation de l’Église et de l’État. Dans les salons parisiens, les nobles et autres riches financiers se mêlaient aux artistes, écrivains et philosophes à la recherche de mécénat financier et d’occasions de discuter et de diffuser leurs travaux. Ces rencontres permettaient à des philosophes controversés, qui n’auraient pas eu la liberté intellectuelle d’explorer leurs idées ailleurs, de développer leur pensée.
Parmi les penseurs parisiens influents de l’époque, citons le baron de Montesquieu, qui a défendu l’idée alors novatrice de la séparation des pouvoirs, l’écrivain Denis Diderot, créateur de la première encyclopédie généraliste, ainsi que l’expatrié genevois Jean-Jacques Rousseau. Parfois considéré comme une figure opposée aux Lumières en raison de son scepticisme à l’égard du commerce moderne et de sa vision romantique de l’existence à l’état primitif, Rousseau a également contribué à répandre la méfiance à l’égard de la monarchie et de l’idée que les rois avaient un «droit divin» à régner sur les autres.
Les salons étaient réputés pour leurs conversations sophistiquées et leurs débats intenses, mais ce sont les relations épistolaires qui ont permis aux idées des philosophes d’atteindre un large public. Par cet intermédiaire, toute une communauté d’intellectuels répartis dans la majeure partie du monde occidental, connue sous le nom de «République des lettres», participait activement aux échanges d’idées qui avaient vu le jour dans les salons parisiens. Ainsi, le mouvement des Lumières basé à Paris a contribué à stimuler des expériences de pensées radicales similaires ailleurs, y compris à Édimbourg avec le mouvement écossais des Lumières. Les nombreux échanges d’idées de Smith avec les Parisiens, notamment lors de sa visite de la ville en 1766 où il dîna avec Diderot et d’autres sommités, s’avérèrent déterminants pour son propre développement intellectuel.
Et puis il y a eu Voltaire, parfois considéré comme la figure la plus influente du siècle des Lumières. Bien que Parisien de naissance, Voltaire a passé relativement peu de temps à Paris en raison de ses fréquents exils provoqués par l’ire des autorités françaises. La période où Voltaire s’est caché à Londres, par exemple, lui a permis de traduire les œuvres du philosophe politique et «père du libéralisme» John Locke, ainsi que celles du mathématicien et physicien anglais Isaac Newton. Si les critiques de Voltaire à l’égard des institutions et des normes existantes ont repoussé les limites du discours acceptable au-delà même de ce qui aurait été toléré à Paris, son éducation et sa formation parisiennes ont probablement contribué à cultiver son attachement à la libre-pensée qui allait marquer son existence.
En permettant un degré inhabituel de liberté intellectuelle et en servant de base aux Lumières et à la République des Lettres, Paris a contribué à la diffusion de nouvelles idées qui allaient finalement donner naissance à de nouvelles formes de gouvernement, y compris la démocratie libérale moderne.
Enquêter à propos de l’histoire des villes, telles qu’Édimbourg et Paris, qui ont construit le monde moderne, révèle que lorsque les gens vivent en paix et profitent de nombreuses libertés, ils ont davantage de chances de provoquer des changements positifs. En examinant les lieux où des progrès majeurs ont été accomplis, on peut en apprendre davantage sur les conditions qui favorisent l’épanouissement des sociétés, la réussite individuelle et la prospérité. J’espère que la lecture de ce texte vous a donné envie de vous joindre à moi dans ce voyage vers quelques-uns des plus grands centres de progrès de l’histoire, à découvrir dans Centers of Progress: 40 Cities That Changed the World et que cela donnera lieu à des discussions, des débats et des enquêtes intelligentes. Dans la tradition smithienne, sur les causes du progrès et de la prospérité.
Chelsea Follett est analyste politique au Center for Global Liberty and Prosperity du Cato Institute. Ce texte est une traduction de Lessons From Adam Smith’s Edinburgh and Paris publié par Human Progress.