La parution en français des Essais impopulaires de Bertrand Russell donne une bonne idée de la clarification de la pensée occidentale que le Britannique a opérée au XXe siècle, notamment sur le lien entre méthode scientifique et société ouverte.
Bertrand Russell s’est démarqué dans l’histoire des idées en appliquant le raisonnement logique à tout problème. On le considère pour cela comme l’un des pères de la philosophie analytique. Celle-ci renvoie à la tentative de formulation adéquate des questions auxquelles les sciences ne peuvent pas (ou pas encore) répondre, et de réponse rationnelle à ces questions.
Dans cette tradition, dont les fondements remontent au moins à Aristote, c’est l’argumentation qui compte. Et non les discours jargonneux d’autorités dont il faudrait «interpréter la vision», comme le veut l’approche opposée, dite «continentale». Bref, le débat rationnel remplace l’exégèse. Il est donc intéressant pour les libéraux de se pencher sur la philosophie politique de Russell, qui entre en cohérence avec son épistémologie, comme chez son disciple Karl Popper, connu pour sa théorie de la falsifiabilité comme critère de scientificité.
La publication en français, l’an dernier, des Essais impopulaires de 1950 est l’occasion de le faire. Chacun de ces douze textes brefs combat à sa façon le dogmatisme, avec les armes de la rigueur et de l’humour, qui tous deux ont le pouvoir de pointer des paradoxes. Dans l’essai «Philosophie et politique», Russell soutient l’idée qui nous intéresse: le libéralisme est un pendant de l’empirisme.
Scepticisme et probabilisme
L’école empiriste postule que le savoir se fonde sur l’expérience, et donc qu’il se bâtit à l’aide de tests. Il suppose une confrontation continue de ses hypothèses avec le réel ou la logique. Cela implique un certain scepticisme et c’est ainsi que fonctionne la science.
«Locke, qui peut être considéré, pour autant que le monde moderne est concerné, comme le fondateur de l’empirisme, montre clairement à quel point celui-ci est en rapport avec ses opinions sur la liberté et la tolérance», note Russell. En effet, «jamais [Locke] ne se lasse de souligner l’incertitude de la plupart de nos connaissances, (…) afin de rendre les hommes conscients qu’ils peuvent se tromper et qu’ils devraient prendre en compte cette possibilité dans tous leurs rapports avec des hommes qui défendent des opinions différentes des leurs».
D’après Russell, il n’est pas surprenant que le libéralisme soit né avec le commerce, puisque ce dernier «met les hommes en contact avec des coutumes tribales différentes des leurs, détruisant ainsi le dogmatisme du sédentaire». Chez le libéral, écrit-il, le «ceci est vrai» devient «je suis enclin à penser que dans les circonstances présentes cette opinion est probablement la meilleure»[1].
En somme, il suffit d’un nouvel élément venant contredire une hypothèse pour que celle-ci soit rejetée au profit d’une hypothèse plus probable. Compatible avec le scepticisme modéré qu’implique l’empirisme, ce probabilisme exclut toute connaissance certaine tout en maintenant la possibilité du savoir et de sa progression.
Vers un libéral-conservatisme
Comme dans son versant économique, le libéralisme plaide pour une concurrence des idées. La raison est un phare, mais dans une optique de débat, et non d’intuition comme dans le rationalisme. A la journée libérale romande 2023, le professeur de philosophie à l’Université de Neuchâtel Olivier Massin avait proposé une classification des auteurs libéraux selon deux courants, empiriste avec Tocqueville ou Hayek, et rationaliste avec Mill ou Rothbard.
Curieusement, Locke se range dans le camp rationaliste, alors qu’il était empiriste dans les autres domaines de la philosophie. Russel semble manquer ce point, pourtant relevé par David Hume, l’un de ses inspirateurs. Ce philosophe écossais du XVIIIe siècle avait en effet remarqué que le libéralisme de Locke, construit sur des thèses apriori, n’est pas cohérent avec son épistémologie empiriste.
L’importance de l’expérience est un pas empiriste que fait le libéral en direction du conservateur, qui, comme Hume, refuse le rationalisme en politique. Une voie à défendre aujourd’hui face aux utopies et au relativisme.
[1] C’est moi qui note.