Le livre d’Avenir Suisse sur la souveraineté* a raté sa cible. Il n’est pas possible de parler de souveraineté sur un ton aseptisé dans un livre politique sans indiquer vis-à-vis de qui il s’agit de la défendre. Il est également lacunaire parce que l’analyse de la situation de l’Union européenne (UE) est très réductrice. Les quelques phrases sur la crise européenne ne dépassent guère le niveau du communiqué de presse. Elles expliquent comment elle est survenue, mais elles ne se penchent pas sur les causes des différentes crises (car elles sont multiples).
Premièrement: la crise du modèle de société européen n’est même pas abordée. Il s’agit du projet politique né après la Deuxième Guerre mondiale qui a progressivement su convaincre la majorité. L’idée fondamentale repose sur le refus de tolérer qu’une partie des membres ne puisse pas compter sur la solidarité des autres pour les protéger de la pauvreté, de la maladie et de l’âge. Ce vaste projet, qui aurait pu devenir le plus grand projet politique du siècle dernier, a échoué et dégénéré. La politique et les gouvernements n’ont pu s’empêcher de déformer cette idée sous l’étiquette de la justice sociale. Ils ont élargi autant que possible le rôle de l’Etat tandis que les partis politiques l’ont utilisé pour satisfaire leur clientèle. On a voulu assurer les citoyens contre tous les risques de la vie et déléguer à l’Etat tout-puissant tous leurs soucis du berceau à la tombe.
Il y a toujours un prix à payer, en l’occurrence une réduction de l’autonomie du citoyen. Autrement dit: moins de soucis existentiels pour moins de liberté. Tous ceux qui croient en l’utopie égalitaire ont saisi l’occasion pour remplacer la solidarité par une redistribution idéologique de la richesse. Le résultat est clair, en particulier après la quasi-faillite de la Grèce: le roi est nu. La montagne de dettes (qui représente 300 à 400% du PIB si l’on intègre les promesses de santé et de retraites de pays apparemment en meilleure position comme la France et l’Allemagne) ne permettra pas de poursuivre sur cette voie. Cela signifie pour la Suisse que le refus de souveraineté au profit d’un principe de codécision au sein de l’UE l’amènerait à supporter le fardeau financier d’un modèle en faillite que les autres membres ne peuvent financer. Mais parlons des autres crises européennes.
Deuxièmement, la disparition de l’élan idéaliste. Après la guerre, trois hommes d’Etat, Schumann, Adenauer et de Gasperi, tous catholiques et issus des régions frontalières de leur pays, ont répondu à la volonté de leur population d’enfin mettre un terme aux guerres. Le grand mérite de la Communauté européenne serait précisément d’avoir apporté la paix en Europe, notamment entre la France et l’Allemagne. La coexistence pacifique est aujourd’hui vécue comme la situation normale. Mais ce formidable élan s’est épuisé. C’est un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe qui a débuté. Les réflexions hégémoniques se sont transférées dans l’Europe économique. Les idéaux appartiennent au passé. Le grand marchandage a remplacé une politique sérieuse.
Troisièmement, la crise de l’euro est une autre crise de l’UE et il n’est pas possible de l’évoquer superficiellement. Il faut revenir à l’objectif politique de l’Union économique et monétaire (UEM) et aux débats de l’année 1998 lors de son introduction. Déjà à l’époque ses adversaires, dont j’ai compté, ont été traités de perturbateurs et d’esprits bornés, sans égard devant l’élan de générosité d’un si grand projet européen. J’étais à Vienne il y a 12 ans lors d’une importante manifestation présidée par le Chancelier Wraninsky – j’étais sur le podium avec un directeur de la Bundesbank, le vice-ministre des Finances français et le ministre des Finances autrichien. J’avais rappelé le manque d’homogénéité économique de l’UEM. Devant l’étendue des déséquilibres, la crise était programmée. La théorie avait démontré qu’il n’existe que trois solutions: une forte baisse des salaires et des prestations sociales, une migration massive ou un investissement considérable pour aider un membre en difficulté. L’histoire récente a montré qu’en une nuit l’UE s’est transformée en union des transferts. Il y a donc 12 ans, les bureaucrates de Bruxelles savaient très exactement qu’une crise de l’UEM était vraisemblable. Ils en auraient profité pour demander plus d’Europe, plus de Bruxelles.
Quatrièmement, la crise du marché commun. Après la paix, c’était l’autre particularité de l’UE. De Merkel avec Opel, à Sarkozy avec Renault, les événements récents ont signalé l’émergence d’un corporatisme européen. On comprend la volonté du président Barroso d’avoir tenté d’y remédier et d’avoir commandé à Mario Monti un rapport sur le renforcement du marché intérieur. La solution offerte par ce rapport, publié en mai, est dangereuse. Celui-ci offre un échange aux nations: contre une attitude plus favorable à l’égard du marché intérieur, il propose de faire un pas supplémentaire en direction d’une fiscalité uniforme. Mario Monti s’oppose à la concurrence fiscale et y préfère ce qu’il nomme une harmonisation et une simplification de la fiscalité.
Il manque aujourd’hui un homme politique de la trempe de Helmut Kohl. Celui-ci avait souffert de la guerre et il a su donner un visage européen à son pays tout en acceptant diverses concessions. Mais tourner la page ne signifie pas supprimer l’histoire des mémoires. L’histoire rappelle que les premières expropriations de fortunes juives effectuées par Hjalmar Schacht servaient à financer les caisses vides de l’Etat. Les gouvernements qui manquent d’argent sont toujours dangereux. Je ne suis pas anti-allemand, mais les déclarations de Steinbrück et Müntefering me rendent prudent. Je partage l’idée de Wolfgang Münchau du Financial Times selon laquelle, pour sauver l’euro, il faudra que l’Allemagne quitte l’eurozone. Un nouveau mark allemand, 20 à 30% plus cher que l’euro, et une dévaluation correspondante des membres de l’euro, rendrait ces derniers plus compétitifs, mais aussi plus pauvres. Pour eux, la devise de l’avenir pourrait s’intituler: plus pauvre mais plus compétitif.
L’histoire de nos relations avec l’UE nous a enseigné que l’attentisme n’était jamais faux. En 1992, nous étions la majorité populiste, stupide et bornée qui ne comprenait pas la finesse intellectuelle de la politique internationale. Aujourd’hui l’idée à la mode consiste à dire que les bilatérales sont dépassées. Le désir de paraître plus malin peut nous coûter cher. Je récuse cette attitude qui exprime une mentalité de défaitiste. Si j’ai appris quelque chose de mes activités d’homme d’affaires, c’est de ne jamais céder trop tôt.
* Souveränität im Härtetest, Katja Gentinetta, Georg Kohler, éd., Avenir Suisse, NZZ Verlag, 2010.
Tito Tettamanti est entrepreneur et financier. Cet article a été publié dans Le Temps. L’Institut Libéral remercie l’auteur pour l’aimable autorisation de le republier.