En période préélectorale toutes sortes d’idées extravagantes sont présentées. L’une des plus pernicieuses est celle proposée par l’Union syndicale suisse, et relayée par le Parti socialiste, de créer un impôt fédéral sur les successions pour assurer le financement futur de l’AVS.
Pourquoi en effet ne pas prendre l’argent là où il se trouve pour financer les rentes des baby-boomers à la retraite? Cela semble même une excellente idée du point de vue de la justice: les héritiers d’une fortune ne l’ont pas méritée, alors que les retraités, eux, ont travaillé et cotisé toute une vie durant pour une rente qui leur est due. Du point de vue électoral le calcul est également imbattable: on satisfait un grand nombre de personnes méritantes au détriment d’un tout petit nombre de «riches» (dont la fortune est déjà suspecte). C’est génial! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt? Il y a de nombreuses raisons à cela, dont nous ne mentionnerons que les plus importantes.
L’argument de la justice
D’abord, l’argument basé sur la justice n’est pas si simple. L’économie de marché se fonde sur un Etat de droit qui protège la propriété des gens. Sans propriété, pas de marché, pas d’économie, pas d’emplois, pas de produits… et ainsi de suite. Chaque atteinte à la propriété réduit un peu la vitalité de l’économie dont nous dépendons tous: les socialistes mettent donc tout au plus du sable dans la machine, à la manière des enrayeurs que dénonçait Frédéric Bastiat!
La justice se trouve ailleurs. Si quelqu’un fait fortune sans privilège légal, sans violence ni fraude, il mérite sa fortune, car il l’a obtenue librement, par l’échange, en rendant service aux autres. Celui qui imagine un bien ou un service que les autres souhaitent posséder n’a rien volé. Il a au contraire fait acte de créativité et d’imagination. Il a littéralement créé de la richesse. Elle est donc sienne et il peut en disposer à son gré.
Ainsi, un impôt sur les successions pour assurer les retraites met deux droits en opposition: le droit des personnes de disposer de leur propriété légitimement acquise contre le «droit» des cotisants à l’AVS de recevoir une rente.
Pour beaucoup la question est facile à trancher: on cherchera le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Les «riches» peuvent bien payer! Non seulement sont-ils fortement minoritaires, mais un franc de moins chez eux pèse bien moins qu’un franc de plus chez les personnes de condition modeste.
Les conditions de la prospérité
Mais quitte à accepter ce raisonnement utilitariste, soyons utilitaristes jusqu’au bout! Pour améliorer la condition matérielle des plus défavorisés, il est illusoire de surtaxer les «riches» pour donner aux «pauvres». Comme l’avait constaté Benjamin Franklin il y a deux siècles déjà, on n’enrichit pas les pauvres en appauvrissant les riches.
En effet, les «pauvres» sont les premiers à pâtir du manque de vitalité de l’économie provoqué par des impôts spoliateurs, l’impôt sur les successions figurant au tout premier rang de ces derniers, car il est double, voire triple ou davantage. Le revenu à partir duquel l’épargne a été constituée au départ a déjà été imposé une fois. Ensuite, le contribuable a peut-être été soumis à un impôt sur la fortune de son vivant. Il dû payer un impôt sur les plus-values si ses projets ont fructifié et son jugement s’est avéré correct. Et à tout ceci s’ajoute encore l’impôt que représente l’inflation.
Un héritier n’est pas nécessairement entrepreneur, ce qui est vrai. Il n’a rien fait pour mériter sa chance, ce qui est vrai aussi. Il est facile de lui prendre son argent — vrai également. Mais gare à la facilité! L’épargne est à la base même d’une économie saine. Le capital-risque, orienté sur le long terme, indépendant des agences de notation et des cours boursiers se trouve précisément auprès des familles fortunées.
C’est pourquoi il est nécessaire de respecter les fortunes constituées au-delà d’une génération, pour financer de nouvelles entreprises innovantes, pour assurer le renouveau du tissu économique, les emplois et les rentes de demain. Il est même stupide de les spolier pour consommer davantage aujourd’hui et dilapider un capital-risque fécond pour l’avenir.
Ceci étant une évidence facile à comprendre pour un enfant de dix ans, il faut malheureusement conclure que l’idée de taxer les successions pour financer l’AVS doit être motivée par autre chose que le bien-être des personnes de condition modeste à la quête d’un emploi et espérant bénéficier un jour d’une retraite bien méritée. Par simple jalousie peut-être? Par commodité électorale?
Le rôle de la concurrence fiscale
Les grands voisins de la Suisse se trouvent actuellement avec des taux de chômage exorbitants, des taux de croissance réels négligeables et des niveaux d’endettement vertigineux. Ils sont tombés depuis longtemps dans le piège de la facilité fiscale. Ils ont spolié «leurs» riches. Ils se sont privés de capital-risque par la même occasion.
Les Suisses ont été préservés de cette évolution notamment grâce à la concurrence fiscale intercantonale. Même Genève a décidé en 2004 de supprimer l’impôt sur les successions en ligne directe de peur de voir ses contribuables fortunés déménager… Chaque fois qu’un assouplissement des impôts sur les successions passe le verdict des urnes, il est massivement approuvé. Surprenant pour ceux qui souffrent de myopie morale, normal pour ceux qui prennent les droits de propriété au sérieux.
Le Parti socialiste livre depuis longtemps une bataille contre la concurrence fiscale, arguant qu’elle prive l’Etat de ressources qui lui reviennent de droit. Mais cette idée est basée sur une déconsidération éhontée des droits de propriété et une vision hyperstatique de l’économie. C’est précisément la concurrence fiscale intercantonale qui a maintenu une fiscalité moins pénalisante en Suisse que dans les pays voisins. En conséquence, l’économie suisse se porte plutôt bien, permettant même aux collectivités publiques de dégager des excédents budgétaires. Veut-on vraiment suivre le chemin de nos voisins?
Un impôt sur les successions au niveau fédéral serait un désastre économique, c’est une évidence. Mais il serait également un désastre politique. La Suisse est une fédération décentralisée sous constante pression de centralisation, l’une des causes principales aujourd’hui étant l’Union européenne et son «acquis communautaire». Notre fédéralisme décentralisé est ce qui nous préserve de la perte de souveraineté démocratique importante que représente pour nous l’Union européenne. Préservons-le à tout prix.
Pour l’avenir politique du pays, pour son avenir économique, et plus prosaïquement pour l’avenir des rentiers de l’AVS, espérons que les citoyens souverains, lorsqu’ils seront amenés à se prononcer sur cette initiative malheureuse, soient guidés par un instinct de préservation du fédéralisme décentralisé, source insoupçonnée de prospérité et d’harmonie sociale.
Victoria Curzon Price est professeur honoraire à l’Université de Genève et présidente du Comité de l’Institut Libéral. Cet article a été publié dans L’Agefi.