Voici un quart de millénaire naissait à Lausanne l’un des principaux précurseurs du libéralisme contemporain, Benjamin Constant. Cet anniversaire ne peut qu’inciter à se replonger dans l’effervescence des Lumières lorsque la philosophie libérale, dans la suite des grands théoriciens du droit naturel et des premiers économistes, a reçu ses contours les plus articulés. Et parmi les architectes de cette pensée, Benjamin Constant figure au premier plan. Les conférences données lors du colloque organisé le 6 mai à Lausanne par l’Institut Libéral et le Cercle Démocratique de Lausanne ont montré que l’actualité de ce grand penseur transcende les anniversaires. L’auteur des Principes de politique applicables à tous les gouvernements, de L’Esprit de conquête et d’usurpation, du Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, ou encore du Discours sur la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, demeure un maître incontesté de la liberté.
Comme l’ont noté en introduction les organisateurs, Pierre Bessard et Olivier Meuwly, la pensée constantienne déploie une telle ampleur, elle embrasse avec talent et rigueur une gamme si vaste de sujets, des institutions de la liberté au sentiment religieux, en passant par l’économie ou encore la philosophie et l’éducation, elle ausculte avec tant de précision et de lucidité les enjeux qui parcourront les décennies à venir jusqu’à aujourd’hui, qu’elle a pris légitimement sa place au cœur de la philosophie libérale comme une référence incontournable, comme une source de méditation inépuisable même pour ceux qui ne partagent pas forcément toutes ses positions. Est-ce encore vrai aujourd’hui? Les mutations qu’a connues le libéralisme obligent plus que jamais à une exploration continue des textes fondateurs.
Ainsi que l’a rappelé Léonard Burnand, de l’Université de Lausanne, Benjamin Constant a fait l’objet de nombreuses commémorations et actualisations. Toutes les époques ont vu le Constant qu’il leur semblait impératif de découvrir, ou de redécouvrir. On remarque ainsi l’extraordinaire plasticité des célébrations «constantiennes», dont le héros est convoqué tantôt pour professer une fidélité aux principes que d’aucuns croyaient leurs contemporains privés, tantôt pour dénoncer des errements auxquels la liberté individuelle — un combat de chaque génération — menaçait de succomber. Les traductions nombreuses dont Constant fait l’objet de par le monde (en particulier de ses Principes de politique) pourrait signifier un regain d’intérêt, en nos temps troublés, pour ce qui est l’une des expressions les plus élaborées de la philosophie de la civilisation.
Quel signe distinctif verra cependant la postérité dans la commémoration de 2017? Une réponse à un collectivisme omniprésent qui, à force de pourchasser toute forme de responsabilité dans les recoins les plus reculés de la vie sociale, risque de mettre en péril l’essence même de la liberté. Une réponse aussi à un narcissisme à la mode qui travestit l’idée individualiste. C’est ce que l’on peut déduire de la conférence d’Alain Laurent, philosophe et directeur de collections aux Belles Lettres, qui a souligné combien l’individualité est fondatrice de l’idée libérale. Certes l’idée d’autonomie individuelle germe dès l’époque de la Renaissance avant de se muer en valeur cardinale d’un fonctionnement naturel de la société avec les Lumières. Mais c’est avec le libéralisme théorisé par Constant que toutes les conséquences du postulat initial posé par la liberté individuelle commencent à être tirées. Le rôle pionnier joué par le natif de Lausanne n’en ressort que mieux.
L’individualisme libéral n’aboutit pas à des individus atomisés, mais est le fondement de la coopération sociale — familiale, associative, entrepreneuriale… Pierre Bessard, de l’Institut Libéral, a démontré, au moyen de l’exemple fiscal, l’importance du libéralisme économique dans le discours constantien. Longtemps occultée par nombre de commentateurs, prompts à rêver un libéralisme politique qui ne serait pas «pollué» par la question économique, cette dimension est pourtant indissociable de la liberté de penser. Plus encore: le libéralisme peut être politique, avec son cortège de garanties des droits individuels, seulement parce qu’il est aussi économique. Abstention de la part de l’État dans le secteur productif et minimisation de la charge fiscale, par souci de justice comme d’efficacité, constituent dès lors les piliers sur lesquels s’édifiera un libéralisme soucieux de penser l’humain sous toutes ses facettes.
Politique ou économique, la loi est érigée en garantie suprême contre l’arbitraire gouvernemental. Expliquant les torsions infligées à l’idéal incandescent de la loi protectrice des libertés à la suite des lectures constantiennes de Rousseau, de Filangieri ou de Mably, Damien Theillier, de l’Institut Coppet, a dressé le portait de la loi «libérale» qui transparaît de l’œuvre de Constant. Loin d’apercevoir dans la loi un monument jailli d’une indistincte volonté générale et surplombant l’agitation du monde, Constant s’attache à rappeler la distinction entre le droit et la législation, et à fixer la loi dans sa seule sphère. Trop souvent la résultante des transactions induites par les incitations politiques, la législation reflète les intérêts en présence, mis en concurrence comme sur n’importe quel marché. Il importe d’y trouver des bornes en définissant clairement ce qu’elle doit empêcher, en accord avec le droit qu’elle doit refléter.
Dans le même esprit, l’avocat Jean-Philippe Feldman s’est demandé si la Constitution s’avère réellement efficace pour limiter la sphère étatique. Il a observé que la Constitution n’est jamais qu’une barrière de papier, aussi indispensable soit-elle, victime potentielle d’interprétations multiples sinon pernicieuses. C’est dans ce cadre que Constant affiche son utilité, en ciselant la vocation de la Constitution à préserver les libertés individuelles contre les tentatives d’intrusion de l’État. Constant offre ainsi, aujourd’hui encore et aux côtés des autres grands libéraux, un argumentaire fécond contre les tenants d’un positivisme juridique qui débusquent dans la Constitution le vecteur naturel des intentions interventionnistes tapies dans la puissance publique.
En défenseur de la loi dans la sphère restreinte de la protection des droits individuels et d’une Constitution qui sépare les sphères privée et publique, Constant se fait le théoricien de la démocratie libérale. Carlo Lottieri, de l’Université de Vérone, a montré que l’auteur des Principes de politique ne rejette pas complètement les thèses de celui du Contrat social. Il rompt cependant avec Rousseau dès qu’il s’agit de saisir la volonté générale comme un «tout» organique qui s’imposerait par sa pureté et son irrémédiabilité. Ce serait le cercueil de la liberté. Proche de Locke et hostile à Hobbes, Constant admet la démocratie comme un prolongement du libéralisme. Dans ce sens, le système de la majorité est acceptable, à condition qu’on ne lui demande que ce qu’il peut offrir, à savoir un moyen de trancher certaines questions collectives, comme dans les sociétés commerciales où les décisions se prennent également à la majorité. Ne faut-il cependant pas penser plus loin et se demander, comme Gustave de Molinari, si le monopole de la force attribué à l’État n’est pas, somme toute, trop naïf?
Dans une autre perspective, Olivier Meuwly, du Cercle Démocratique de Lausanne, a analysé l’essai de Constant intitulé De la perfectibilité de l’espèce humaine. Constant s’inscrit dans la tradition inaugurée par Condorcet, qui ambitionnait de tracer une histoire de l’esprit humain. L’incurable optimiste qu’est le dernier représentant des Lumières françaises décrit comment l’humanité n’a cessé de progresser vers l’égalité. Constant reprend cette idée et, comme le marquis, distingue entre égalité devant la loi et égalité «pure». Il montre comment le libéralisme parvient pragmatiquement à composer avec des opinions contraires pour assurer la conduite de l’État. Mais si Condorcet imagine un progrès infini pour les sciences, Constant est plus discret sur ce point: comment le libéralisme va-t-il dès lors se positionner face au transhumanisme, dont les partisans se réclament expressément de Condorcet?
La liberté individuelle réside aux fondements d’une vision libérale de la société. L’explication de la liberté des modernes chère à Constant scelle-t-elle pour autant la mort de la liberté des anciens? Que nenni, a rappelé Vincent Valentin, de l’Institut de sciences politiques de Rennes. Benjamin Constant visait assurément à définir les enjeux d’une liberté adaptée au temps, mais il n’avait en rien répudié l’idée d’un individu engagé dans la vie politique et sociale. S’ouvre ainsi un vaste champ réflexif où se rencontrent, parfois s’affrontent, les deux poumons de notre modernité: la liberté et l’égalité avec, en arrière-fond, la place de l’État. La pensée de Constant ne serait-elle pas davantage une philosophie de l’histoire qu’une philosophie politique? Alors que l’égalité moderne se présente volontiers comme l’aboutissement du libéralisme, Constant aide à trouver des pistes pour préserver la primauté de la liberté individuelle.
La question de la finitude de l’être humain passionnait Constant, mais dans un autre domaine: la religion. L’économiste et historienne des idées Karen Horn a noté combien elle lui tenait à cœur. Si son grand ouvrage n’a été publié qu’à titre posthume, il l’a occupé en réalité toute sa vie. La pensée religieuse de Constant mérite donc une attention particulière: hostile à la gent sacerdotale mais reconnaissant pleinement l’importance du sentiment religieux pour l’épanouissement personnel et la cohésion d’un groupe humain, elle laisse aussi percer des failles qui interrogent directement l’attitude du libéralisme face au renouveau religieux constaté aujourd’hui et à la laïcité. Le tolérant laisser-faire, qui vaut pour l’économie comme pour la vie sociale, dans le cadre du seul droit, est-il suffisant?
Les liens entre passé et présent que proposent les contributions résumées ci-dessus ne doivent pas occulter le fait que Benjamin Constant reste un objet d’étude fascinant pour une nouvelle génération d’historiens. Guillaume Poisson, de l’Université de Lausanne, a montré, à travers ses propres recherches portant sur la manière dont étaient regardés le jeune mouvement libéral de la Restauration et Constant lui-même par leurs contemporains, dans quelles directions peuvent tendre désormais les études constantiennes. A travers les estampes et gravures, souvent inédites, qu’il a dénichées, c’est une autre façon d’envisager l’étude de la pratique libérale qui s’ouvre devant le chercheur. Une manière ironique d’aborder la philosophie qui n’aurait probablement pas déplu à Benjamin.
Le livre «Libéral en tout: l’actualité de Benjamin Constant» basé sur les communications du colloque paraîtra en fin d’année 2017.
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