Conférence en ligne du 7 avril 2022. Dans sa présentation, Camille Dejardin est revenue sur la position de John Stuart Mill au sujet de la liberté d’expression.
Dans un premier temps, l’intervenante a rappelé que la liberté d’expression était un acquis majeur du siècle des Lumières, qui était profondément lié à la vie en démocratie. John Stuart Mill est un ardent défenseur de la liberté de penser, d’opinion et donc de la liberté d’expression. Pour Mill, penseur polyvalent, la liberté est un tout. Dans ses œuvres, il aborde la dimension individuelle et collective de la vie en société ensemble et s’intéresse à l’influence de l’une sur l’autre.
La réflexion de Mill sur la liberté d’expression vise à optimiser cette possibilité nouvellement acquise, tant du point de vue individuel que collectif, afin qu’elle serve la liberté. Pour le philosophe anglais, cette liberté doit permettre et tolérer l’expression d’idées audacieuses et novatrices, qui contribuent au dynamisme de la société et sans laquelle il n’y a pas de progrès possible dans le domaine des idées ou de la science. John Stuart Mill postule que toute idée est bonne à prendre pour stimuler le débat, et se prononce donc pour une liberté d’expression totale. Il compare toute censure à un «vol» fait à l’humanité. Ainsi, Mill est un défenseur d’une liberté totale d’expression non pas principalement au nom de la liberté individuelle, mais surtout en vertu de l’utilité qu’elle peut avoir pour l’humanité tout entière.
Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans valeur pour d’autres que son possesseur, si être gêné dans la jouissance de cette possession n’était qu’un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes. Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer le silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur. De la liberté (1859)
L’intervenante s’est ensuite intéressée au lexique employé par John Stuart Mill, qui parle de liberté d’opinions et d’idées, soit des propos ayant un contenu épistémique. La liberté d’expression concerne donc ici la possibilité de partager des thèses ou du moins des opinions qui peuvent donner lieu à un débat. La réfutabilité du propos est donc au centre de la position défendue par Mill. De fait, pour le philosophe, l’insulte et l’injure ne s’inscrivent pas dans cette définition. Mill est par ailleurs un avocat du débat contradictoire. Pour lui, l’erreur renforce la vérité. Cette affirmation peut a priori paraître incohérente, mais pour Mill, seule la possibilité de débattre ouvertement d’une idée permet d’éviter d’en faire un «dogme mort». Seul le débat contradictoire permet de faire naître des vérités «vivantes», car elles sont soumises régulièrement à la réévaluation et peuvent donc faire l’objet d’une rectification en cas d’erreur.
Finalement, l’intervenante s’est penchée sur l’actualité de la pensée de Mill, notamment pour répondre aux enjeux contemporains de nos démocraties. Si John Stuart Mill est une boussole utile pour l’éthique de la discussion et du débat, certaines limites pratiques et idéologiques apparaissent. Premièrement, le pluralisme des idées est mis en danger par une certaine concentration des grands médias dans les mains d’un groupe restreint d’individus, pour des raisons économiques. Cette situation peut entraîner une pertinence et une représentativité limitées des propos exprimés. En outre, l’apparition de nouveaux médias et nouvelles plateformes permet l’expression, non contrôlée et encadrée, de commentaires instantanés. L’immédiateté de cette nouvelle forme d’expression semble difficilement compatible avec la définition exigeante de la liberté d’expression de Mill. Liées à cette évolution, les «fausses nouvelles» sont un autre défi pour les démocraties modernes. Si elles ne sont pas une nouveauté en elles-mêmes, la facilité de leur propagation pose aujourd’hui la question de savoir si, dans ces conditions, la vérité est toujours à même de triompher des mensonges. Toutefois, les réponses possibles pour combattre les «fausses nouvelles» ne sont pas satisfaisantes, car il est impossible, par nature, de définir une autorité détentrice de la vérité, vu qu’elle émerge de la contradiction et de la possibilité d’être remise en question. Cette impasse rend le problème probablement quasiment insoluble, du moins sur le court-terme. Mill insisterait sur l’importance du «logos» et de travailler en amont, sur l’éducation et la rationalité scientifique, afin d’éveiller l’esprit critique de chacun dès le plus jeune âge.
Il est impossible d’être un grand penseur sans reconnaître que son premier devoir est de suivre son intelligence, quelle que soit la conclusion à laquelle elle peut mener. La vérité bénéficie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la préparation nécessaire, pense par lui-même, que des opinions vraies de ceux qui les détiennent uniquement parce qu’ils s’interdisent de penser. De la liberté (1859)
Le premier ouvrage de Camille Dejardin vient d’être publié aux Éditions Gallimard. «John Stuart Mill, libéral utopique».
(Re)voir la conférence sur Youtube :
«John Stuart Mill, la liberté d’expression, hier et aujourd’hui»