L’Association pour la liberté économique et le progrès social (Aleps), qui célébrait récemment son cinquantenaire à Paris, a décerné cette année son prestigieux Prix du livre libéral, des mains du président du jury, Pascal Salin, au professeur Patricia Commun, auteur de Les Ordolibéraux, histoire d’un libéralisme à l’allemande et membre du comité de l’Institut Libéral.
Ce livre sur les ordolibéraux propose non seulement une histoire du développement des idées ordolibérales, mais aussi une étude de cas en économie politique libérale. «Ce qui m’a préoccupée, c’était de savoir avec quelles méthodes et quels moyens, dans quelles circonstances tout un pays gagné aux idées de la dictature nazie, dominé après la guerre par une social-démocratie marxiste et une chrétienne-démocratie peu ouvertes à l’économie de marché, a pu être regagné ou reconverti au libéralisme économique», a expliqué l’auteur dans son intervention. Un véritable exploit politique, économique et sociétal qu’elle a voulu analyser.
Voici les conclusions principales auxquelles Patricia Commun est parvenue:
Si le retour au libéralisme économique a pu se faire dans cette Allemagne occidentale d’après-guerre, c’est qu’il était accompagné d’une forte dimension éthique et politique. Alors que dans la France d’après-guerre, ce sont les communistes et les gaullistes, étatistes peu enclins au libéralisme, qui ont engrangé les bénéfices de la résistance, en Allemagne ce sont les libéraux protestants qui ont pu bâtir sur la réputation morale gagnée dans la résistance anti-nazie. La notion de liberté s’est associée à celle de responsabilité morale collective.
Les économistes ordolibéraux allemands se sont investis de manière spectaculaire dans la presse allemande et suisse (Neue Zürcher Zeitung, Gazette de Lausanne) pour gagner au libéralisme une opinion et une classe politique encore très marquées par le dirigisme. Les ordolibéraux se sont concentrés pour ce faire sur trois points clef: (a) bannir toute idée de planification et de nationalisations, et donc tout dirigisme économique, qui mène au dirigisme politique et à la dictature. Il n’y a pas de démocratie solide sans une économie de marché solide; (b) l’économie de marché ne pouvait fonctionner que si la liberté concurrentielle était protégée au même titre que la démocratie l’était par une constitution, ou, a minima, par une législation concurrentielle. L’État de droit se doit donc non pas d’asservir l’économie de marché mais de la protéger et d’en assurer son bon fonctionnement; (c) l’orthodoxie budgétaire et la stabilité monétaire étaient le fondement de toute politique économique saine poursuivie par un État responsable. Mener une politique d’endettement aveugle était irresponsable et même criminel.
Les ordolibéraux ont trouvé avec Ludwig Erhard un libéral convaincu qui s’est inlassablement fait le champion de leurs idées et avait le sens inné des formules choc. Pour lui, nul était besoin de politique sociale spécifique car l’économie de marché en permettant «la prospérité pour tous» était en soi «sociale». C’était le socialisme qui était destructeur de tout esprit social.
Erhard est resté très longtemps au pouvoir (ministre de l’économie de 1949 à 1957, puis vice-chancelier de 1957 à 1963 et enfin chancelier de 1963 à 1966) et a donc eu le temps d’implémenter une politique libérale. Il faut la durée pour implémenter une politique et encore davantage une politique libérale ambitieuse. En 1948, un an avant la naissance de la RFA, la réforme monétaire qui venait en conséquence de la faillite de l’État, a été une thérapie de choc mais elle était l’acte chirurgical nécessaire pour sauver le pays de la gangrène inflationniste et du dirigisme qui en découlait. Le 21 juin 1948, la valeur de l’ancien RM a été divisée par 10. En gros, toute l’épargne s’est volatilisée et chacun s’est retrouvé avec en tout et pour tout 40 DM en poche. Seules les entreprises avaient été habilitées à convertir les salaires en marks constants. Si on voulait manger, il fallait travailler. Rien de tel pour redonner au travail rapidement toute sa valeur. Le temps infini passé au marché noir pendant la période d’économie dirigée a pu être après 1948 consacré au travail et à la reconstruction.
Ce sont les économistes ordolibéraux qui avaient conseillé à Erhard une double thérapie de choc: la réforme monétaire et la libéralisation des prix. Mais cette libéralisation a été contestée violemment y compris par les occupants américains et par le chancelier Adenauer qui craignaient un désordre social monstre. Erhard a tenu bon seul contre tous, avec l’aide de ses experts économistes ordolibéraux. À cette époque des hommes politiques libéraux convaincus ont su ne pas céder aux sirènes de la démagogie et du populisme. Cela a été la condition du succès de cette politique libérale qui a engendré une immense prospérité économique et sociale.