La solidarité par l'État casse les solidarités
Il y a vingt-cinq ans, Robert Nef créait le Liberales Institut. Aujourd'hui, il continue à le diriger avec détermination et conviction. Il est en effet persuadé que si nous devons avoir un avenir, c'est par le libéralisme qu'il passera.
Comment expliquez-vous que la philosophie du libéralisme soit si peu reconnue?
Parce qu'elle ne donne pas de recettes, ne dit pas ce qu'il faut faire et, le plus souvent, explique que l'Etat ne devrait pas se charger de toutes les tâches dont il s'est progressivement chargé après 1914.
Pourquoi cette date?
Parce que c'est le début de deux guerres gigantesques. Or, en état de guerre, il est normal que l'Etat s'occupe de tout, c'est-à-dire d'économie, d'éducation, de santé, de culture même. L'ennui est que, une fois la guerre finie, l'Etat ne se désengage pas. Voilà pourquoi nous avons passé d'une ponction fiscale d'environ 8% sur le PIB avant 1914 à 50% aujourd'hui. L'Etat a pris racine, il est soutenu par tous les milieux, il redistribue des sommes énormes, bref tout le monde a intérêt à ce qu'il subsiste et même prospère. A partir de là, il est très difficile d'être libéral puisque le libéralisme vise avant tout un Etat minimum. Même lorsqu'ils arrivent au pouvoir après des élections, les libéraux ne parviennent guère à faire reculer la part de l'Etat dans l'économie et, plus gravement encore, dans la vie d'une nation.
Il y a de quoi jeter l'éponge...
Nous germanophones avons une petite plaisanterie intraduisible français qui exprime bien la difficulté de notre situation. Il s'agit d'un paralytique et d'un aveugle: l'un voit ce qu'il faudrait faire mais ne peut rien faire puisqu'il est paralysé; l'autre a le pouvoir d'agir mais ne peut rien faire parce qu'il est aveugle. Voilà à peu près où nous en sommes. Mais il faut assumer!
Comment?
En reprenant une distinction d'Isaiah Berlin entre le libéralisme classique et le libéralisme doux. Ce dernier peut paraître laxiste en proposant de légiférer sur toutes les formes possibles de marginalité, comme si l'accumulation des droits allait automatiquement élargir le champ de la liberté. Or, ce n'est pas automatique, justement. Mais cela ne doit pas non plus nous conduire à nous replier sur une position conservatrice ou traditionaliste. Devant le monde et ses événements, le critère d'une bonne décision, à mes yeux, est de savoir si, grâce à elle, l'autonomie de l'individu est augmentée ou diminuée.
Cette autonomie est une belle chose, mais ne coïncide-t-elle pas avec une terrible solitude, voire de l'esseulement, comme l'a montré Hannah Arendt?
Le concept d'esseulement, chez Hannah Arendt, me paraît important, mais il n'en reste pas moins qu'il n'y a aucune nécessité, à mes yeux, pour que l'autonomie individuelle y conduise. Pour dire les choses plus simplement, cette autonomie n'est pas synonyme d'une liberté à la Robinson Crusoë. Car lorsque l'Etat cesse d'intervenir partout et toujours, l'individu, loin de se retrouver seul, forme des associations, se marie, a des enfants.
Mais l'Etat-providence, lui, génère de la solitude ou de l'esseulement, alors même qu'il prétend s'occuper des plus démunis et nous oblige à être solidaires les uns des autres par des systèmes de redistribution. Il serait exagéré de dire que l'Etat moderne veut des individus atomisés pour mieux les administrer, mais c'est tout de même bien ce qui se produit dans certains domaines.
Comment cela?
Parce qu'il nous ampute de cette faculté merveilleuse que nous avons de nous lier à nos semblables et de nous engager, avec eux, dans diverses entreprises. Si l'habitude est prise de s'appuyer sur l'Etat et non sur les associations spontanées de la société civile, alors il n'est pas étonnant que l'on craigne de ne plus savoir comment entrer dans ces associations. Pour exprimer la même chose d'une manière plus provocante: il n'y a rien de tel que le socialisme pour perdre le plaisir de vivre en société. Mais aussitôt qu'on prend conscience de la manière dont nous sommes aliénés par un Etat qui veut notre bien à notre place, alors nous ne craignons plus d'aspirer à la liberté et à l'autonomie.
Vous rejetez donc ces grands appels à la croissance en provenance de la puissance publique!
Oui, la croissance aujourd'hui est désespérément quémandée par la classe politique qui sait qu'elle n'a pratiquement plus d'autre légitimité que celle qui dérive de sa capacité à redistribuer le PIB. Bien sûr, être libéral, c'est respecter les exigences de l'économie et souhaiter la prospérité. Mais il n'y a pas de culte idolâtre de la croissance chez les grands libéraux comme un Friedrich von Hayek, un Frédéric Bastiat ou un David Hume.
Et dans le fond, pour une raison toute simple! La croissance n'est pas un but en soi, mais la conséquence d'une économie relativement saine. En outre, nous sommes arrivés à un tournant: dans les pays développés, la croissance démographique s'arrête, recule même parfois. Et au plan mondial, la même chose va se produire. L'humanité ne peut pas croître indéfiniment étant donné que notre planète n'est pas extensible à l'infini. Cela aura des conséquences sur notre conception de la croissance économique. Mais je le répète encore une fois: pour moi la croissance n'est pas un mal.
L'habitude de se tourner vers un Etat bienveillant et qui veut notre bonheur ou, comme on dit aujourd'hui, notre qualité de vie, est profondément ancrée en nous. Comment s'en débarrasser?
Je donne des cours à de futurs enseignants. Je sais que si je leur parle de libéralisme, ils ont une réaction de rejet. Aussi ai-je recours à une histoire. Celle du Grand Inquisiteur telle qu'il est dépeint par Dostoïevski dans Les frères Karamazov. Cette figure concentre en elle-même l'essentiel de l'Etat-providence. Le Grand Inquisiteur, en effet, est celui qui, plus que n'importe qui d'autre, veut le bonheur des gens au point de penser à leur place. Il prétend aussi mieux savoir qu'eux ce qui leur convient.
Dès que mes étudiants ont lu ce texte, je leur demande ce qui leur déplaît le plus dans le Grand Inquisiteur. Leur réponse est toujours la même: le fait qu'il prétend mieux savoir que nous ce qui est bon pour nous. Car cela leur rappelle souvent leurs parents qui ont eu tendance à les harceler lorsqu'ils étaient enfants avec ce qu'ils devaient faire et ne pas faire. A partir de là, nous pouvons commencer à discuter, car ils ont compris que l'Etat-Providence est justement une instance qui prétend mieux savoir que nous ce qui nous convient. Le libéralisme, pour donner une définition toute simple, est ce qui met cette instance (le Grand Inquisiteur) en question.
Comme les anarchistes...
C'est vrai, mais je ne suis pas anarchiste. Par exemple, je suis convaincu que les systèmes de redistribution qui soutiennent ce que la gauche appelle les acquis sociaux ne sont pas bons. La solidarité devrait passer par un autre chemin. Mais en même temps, je ne crois pas que nous puissions supprimer toute redistribution.
Parce qu'il faut tout de même un peu de justice sur la terre?
En tout cas, nous devrions beaucoup hésiter à dire qu'il n'y a pas de justice et que tout se réduit à des rapports de force. Qui, aujourd'hui, n'a pas éprouvé un sentiment d'indignation à la vue de certains salaires? Cela dit, il faut aussi se méfier de ce sentiment. Plus exactement, il ne faut pas que ce sentiment étouffe les mécanismes du marché.
Si certains sont prêts à payer 20 millions pour le transfert d'un joueur de football, pourquoi pas? Il n'y a finalement pas de critères objectifs pour mesurer exactement des prestations extraordinaires. Nous avons beaucoup d'exemples qui montrent qu'à force de vouloir mettre en place une justice qui redistribue à chacun ce qui lui est dû, nous produisons encore plus de pauvreté. Tout est question d'équilibre, de doigté.
Religion: On a remplacé Dieu par l'Etat qui est un mythe collectif, tandis que l'idée de Dieu permet une interprétation personnelle et non dogmatique. La foi n'a de valeur que par un choix personnel; elle peut ainsi concurrencer librement la représentation d'un ciel vide.
Socialisme: Les leaders ont longtemps su faire accepter l'idéologie égalitaire et cosmopolite à une grande partie de la population. On peut même les admirer pour cela. Mais aujourd'hui, ils n'y arrivent plus. Comment faire accepter aux gens qu'ils doivent partager leur AVS? Il y a une tendance à la xénophobie qui n'est pas compatible avec le socialisme. A moins que celui-ci n'accepte le nationalisme...
Avenir: Je suis pessimiste sur le court et le moyen terme. En revanche, sur le long terme, je vois émerger une société dans laquelle l'autonomie individuelle s'harmonisera avec un esprit de collaboration ne passant plus par l'Etat.
Vérité: Pour discuter de ces grandes valeurs que sont la justice et la vérité, il vaut mieux commencer avec des contes et des légendes. Pour la justice, on peut prendre la Légende du Grand Inquisiteur; pour la vérité, le meilleur conte est celui d'Andersen, Les habits neufs de l'empereur.
16. April 2004