L'intellectuel vaudois qui a théorisé la démocratie libérale

Benjamin Constant, libéral vaudois auquel 150 000 personnes ont rendu hommage lors de ses funérailles parisiennes, est un puriste de la liberté, un défenseur de l'indépendance et de l'impôt minimal sur lequel Pierre Bessard et Olivier Meuwly reviennent dans un remarquable ouvrage collectif.

Trop de «fake news»? Trop de GAFA? Trop de viande? Trop de chômage? La réponse à tous les problèmes passe d'abord par l'Etat en ce XXIe siècle, jamais par la recherche d'alternatives sur le marché. «Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous», écrit pourtant le Vaudois Benjamin Constant (1767-1830), dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Une thèse plus populaire au XIXe siècle qu'aujourd'hui.

Lors de ses funérailles parisiennes, en 1830, une foule de 150 000 personnes rend hommage à ce symbole des «Lumières», à ce père fondateur du libéralisme politique français qualifié parfois de «chaînon manquant entre Montesquieu et Tocqueville». La Fayette prononce d'ailleurs un discours poignant, révèle l'historien Léonard Burnand, dans un ouvrage collectif, sous la direction de l'économiste Pierre Bessard et de l'historien Olivier Meuwly (Libéral en tout — L'actualité de Benjamin Constant, Editions Institut libéral, 2018, 168 pages). Un livre de réflexion sur la philosophie de Benjamin Constant, sa vision de la liberté, de l'Etat, de l'égalité ou de la religion, qui complète avantageusement la biographie du Vaudois publiée en 2015 par Paul Delbouille aux Editions Slatkine.

Les alternatives à l'interventionnisme existent, même si les autorités cherchent à démontrer le contraire pour justifier leur budget, avance le philosophe plus d'un siècle avant le Prix Nobel James Buchanan. Un quart de millénaire après sa naissance, l'œuvre de Benjamin Constant «résiste au temps» et «transcende les époques», démontrent les auteurs.

Député libéral en France

Le philosophe vaudois, qui fut député de la Sarthe, est un puriste de la liberté. Un an avant sa mort, il note: «J'ai défendu 40 ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique: et par liberté j'entends le triomphe de l'individualité, tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité par la majorité.» Ni socialisme, ni populisme, telle est sa devise. Et nul besoin de chercher de solution sociale-libérale.

La liberté, pour Benjamin Constant, c'est d'abord «l'indépendance individuelle». «Le repos et le bonheur de tous sont mieux garantis par l'indépendance de chacun dans tout ce qui ne nuit pas aux autres», écrit-il. Sa définition ne renvoie ni à «une quelconque illusion d'omnipotence égocentrique du moi, ni à une dénégation irréaliste de tout lien avec le monde extérieur à sa personne», explique le philosophe Alain Laurent. C'est une indépendance intellectuelle, morale, voire privée: de nature spirituelle et existentielle, observe ce dernier.

L'individu n'est pas séparé de la vie politique. Pour Benjamin Constant, cette dernière est «vécue non comme soumission au collectif mais comme activité individuelle, comme affirmation de soi», rappelle Vincent Valentin.

C'est donc pour des raisons morales (et utilitaires) que Benjamin Constant privilégie un Etat minimal, en raison de la primauté de la responsabilité individuelle, ce qui nécessite une charge fiscale minimisée. Pour le philosophe, tout impôt qui ne répond pas au strict nécessaire (justice, sécurité intérieure et extérieure) est «un vol», une «spoliation légalisée», constate Pierre Bessard. Nul besoin, à son avis, de rémunérer un parlementaire. Le philosophe va plus loin en énonçant son «axiome incontestable», lequel stipule que «tout impôt, indépendamment de sa forme, a toujours des conséquences négatives». C'est un mal nécessaire qu'«il faut rendre le moins grand possible», ajoute l'auteur. Opposé à l'impôt progressif sur le revenu, il lui préfère un impôt proportionnel, le plus bas possible.

Service public gratuit: une gobe-moucherie

Benjamin Constant, qui a approfondi les œuvres d'Adam Smith ou de Turgot, s'oppose à «l'usurpation de la contrainte fiscale pour financer les faux droits, les droits créances, c'est-à-dire les revendications envers l'Etat, les droits dits sociaux qui contredisent les droits individuels, et qui conduisent à l'Etat providence, tel qu'il prévaut en partie aujourd'hui», selon Pierre Bessard.

Le Vaudois comprend que l'Etat ne crée pas de richesse, mais ne fait qu'en distribuer. Il dénonce d'ailleurs l'idée selon laquelle un service public serait gratuit. Beaucoup le croient, mais c'est une attrape, à son goût, «le plus puéril des sophismes», selon Frédéric Bastiat. «J'admire l'extrême gobe-moucherie avec laquelle le public se laisse prendre au mot», dira ce dernier.

Face aux menaces de l'arbitraire étatique, Benjamin Constant voit dans la liberté d'opinion et d'expression la meilleure garante de la liberté individuelle et de la société ouverte, et le moyen de «se perfectionner par l'approfondissement des principes de liberté».

Emmanuel Garessus, Le Temps

29 janvier 2018