L’individualisme est l’une des dimensions les plus caricaturées de la pensée libérale. L’épouvantail de l’individu «atomisé», où la famille, les amitiés, les associations ou les communautés choisies ne joueraient plus aucun rôle, a donné à une notion essentielle de la réalité humaine une connotation péjorative. Or au-delà de considérations philosophiques, l’individualisme a des implications très pratiques, comme le montrent la vague actuelle écologiste (qui exigerait de renoncer à l’«égoïsme»), l’inflation de faux droits de l’État-providence (qui s’opposent à la responsabilité personnelle), ou encore les collectivismes nationalistes ou protectionnistes. L’individualisme libéral était le thème de la conférence de l’Institut Libéral le 11 novembre à Genève.
Dans sa communication, Alain Laurent, philosophe, directeur des collections «Bibliothèque classique de la liberté» et «Penseurs de la liberté» aux Belles Lettres à Paris, et auteur de l’anthologie L’autre individualisme, a mis en évidence la forte intersection historique et la matrice philosophique commune entre libéralisme et individualisme: la liberté individuelle. Seuls les être pensants et agissants peuvent être libres. Le libéralisme et l’individualisme se corrigent et s’enrichissent mutuellement: le libéralisme en tant que philosophie sociétale met en musique l’individualisme en opérant une limitation mutuelle des souverainetés individuelles, en sanctuarisant les droits individuels qui délimitent le périmètre de la liberté et en régulant ces droits à travers la responsabilité personnelle. En effet, la liberté de choix implique d’assumer les conséquences de ses actes, en corrigeant sa conduite si les conséquences sont négatives. Cette relation entre la régulation de la société et la responsabilité personnelle est l’apport du libéralisme à l’individualisme. L’individu responsable est une personne fiable, sur laquelle on peut compter.
De son côté, l’individualisme corrige une insuffisance d’attention à la souveraineté des individus et la sélection de groupe. Il pose des limites à l’État et s’oppose à l’étatisme, mais aussi au collectivisme sociologique de la revendication d’«appartenance» ou d’«enracinement», du paternalisme, du conformisme. Certes, l’individu vit et coopère en société, dans des phénomènes interindividuels, mais la communauté ne doit pas devenir un lieu de résidence forcée. Cela pose donc également des limites aux décisions de groupe, notamment à la démocratie, qui ne doit pas empiéter sur la sphère individuelle. L’individualisme bien compris n’a en revanche rien à voir avec l’égoïsme, le narcissisme ou l’atomisation. Il repose sur la liberté de pensée, la liberté d’opinion, la volonté d’indépendance et d’autonomie, la propriété de soi et le développement de ses facultés, sans soumission à l’arbitraire des pouvoirs, quels qu’ils soient, ce qui est l’interprétation la plus cohérente de la réalité humaine, au niveau individuel ou en relation avec les autres. Le cerveau de l’individu est aussi la source de la créativité et donc de l’esthétique d’une société.
Dans l’histoire des idées, John Locke, Benjamin Constant, John Stuart Mill, Yves Guyot, Émile Chartier (connu sous son pseudonyme Alain) ou plus récemment Karl Popper, Friedrich Hayek, Bruno Leoni, Jean-François Revel ou encore Mario Vargas Llosa ont souligné l’importance de l’individualisme libéral, en politique comme en économie.
Il y a plusieurs soucis contemporains pour que l’individualisme libéral puisse être mieux accepté. Le premier porte sur les chances et les conditions d’accès à un ordre social ouvert à la liberté individuelle de tous, l’égalité en droit, dont l’exercice doit reposer sur ses propres efforts et non sur des revendications créancières envers autrui. Ensuite, il faut dénoncer les narcissismes de groupe, de droite comme de gauche, comme le nationalisme ou le chauvinisme, ou des égoïsmes collectifs, comme ceux d’intérêts corporatistes. Enfin, troisièmement, la liberté doit être défendue de façon musclée: les libéraux peuvent être trop lénifiants et pécher par optimisme béat, minorant les différentes menaces parfois moins évidentes qui pèsent sur la liberté.
Lire l’essai d’Alain Laurent :
L’individualisme libéral: la liberté dans la responsabilité (6 pages, PDF)