La Constitution de l'UE sous la loupe
Ce projet diminue la liberté et renforce le centralisme en Europe. Le continent risque de passer à côté d'une nouvelle Renaissance.
If men were angels, no government would be necessary… In framing a government, which is to be administered by men over men, the great difficulty lies in this: You must first enable the government to control the governed; and in the next place oblige it to control itself… experience has taught mankind the necessity of auxiliary precautions.
James Madison, The Federalist, No. LI
Introduction
L'Etat étant un « mal nécessaire » (PAINE, p.67) le but d'une constitution est, en principe, de limiter et encadrer le pouvoir de l'Etat et de protéger les citoyens des abus potentiels de ce dernier. C'est pourquoi toutes les constitutions énumèrent les droits inviolables de leurs citoyens. De plus, les constitutions fédérales spécifient, généralement négativement, les sphères d'action reservées aux états constitutifs.
Les constitutions existent pour définir et protéger ces différentes sphères, car l'expérience nous suggère que les instances supérieures d'un Etat auront tendance à vouloir renforcer et centraliser leurs propres pouvoirs (MADISON ci-dessus, p. 265, VAUBEL, p.34) au détriment des instances inférieures. Préserver les droits des strates subsidiaires (y inclus ceux des individus) est donc un travail permanent. Or le principe de subsidiarité, selon lequel l'autorité de décision doit être exercée par l'instance la plus subsidiaire (inférieure) possible dans la hierarchie du pouvoir, jusqu'au niveau de la famille et l'individu, si on réussit à le définir et à le mettre en application dans une constitution, va à l'encontre de la tendance expansionniste et centralisatrice du pouvoir, et se trouve, finalement, au cœur de la protection à long terme des droits de l'homme.
Le principe de subsidiarité, comme nous venons de le voir, ne s'applique pas seulement à l'attribution des fonctions de l'Etat à différents niveaux de la sphère publique, mais aussi à la division entre la sphère publique et la sphère privée, protégeant ainsi cette dernière (WATRIN, p. 276).
Pour certains, la justification du principe de subsidiarité se trouve dans l'individualisme méthodologique, l'idée étant que plus les décisions sont décentralisées, mieux elles reflètent les préférences des individus, jusqu'aux décisions purement individuelles. Mais la subsidiarité constitutionnelle offre, en plus, une certaine protection de l'individu contre l'érosion de ses droits par l'Etat, à condition que celui-ci respecte sa Constitution. Un état fédéral offre une protection supplémentaire, car il divise le pouvoir entre différents niveaux et entre plusieurs éléments du même niveau, de telle sorte que les centres de pouvoir sont en concurrence et se limitent entre eux. C'est la solution proposée par Madison (MADISON p. 266) au problème posé dans la citation en marge d'introduction. Elle est propre à tout état fédéral et ce remède contre les excès de pouvoir peut s'appliquer également à l'Union européenne.
Puisque toute concentration de pouvoir est potentiellement dangereuse, que l'Union européenne ambitionne de gouverner un espace public de plus de 25 pays et 450 millions de personnes, et qu'elle est très éloignée des gens qui sont censé la contrôler, une Constitution européenne protégeant les personnes, les régions et les Etats membres, attribuant les sphères d'action publique selon le principe de la subsidiarité, n'est pas seulement la bienvenue — elle est devenue urgente.
Problématique
Or le Traité établissant une Constitution pour l'Europe (ci-après TCE) remis au Président du Conseil européen par M. Valéry Giscard d'Estaing le 18 juin 2004, et signé par les chefs d'état et de gouvernement à Rome le 29 octobre 2004 ne fait rien de la sorte. Le Traité a plutôt pour but de faciliter la prise de décisions au sein de l'Union des 25, en élargissant les domaines où la majorité qualifiée peut s'appliquer, et en réduisant la majorité qualifiée requise par le Traité de Nice. Donc, le TCE renforce les pouvoirs du centre.
En ce qui concerne le principe de subsidiarité, il est bien sûr en toute première position (Partie I, Titre III, Article 9.2) : « l'Union agit dans les limites des compétences que les Etats membres lui ont attribuées dans la Constitutions en vue d'atteindre les objectifs qu'elle établit. Toute compétence non attribuée à l'Union dans la Constitution appartient aux Etats membres. »
Les compétences exclusives de l'Union (pas très nombreuses — la politique monétaire pour les membres de l'Euro, la politique commerciale commune, l'union douanière, la préservation des ressources biologiques de la mer et la conclusion d'accords internationaux dans ses domaines de compétence) sont clairement définies.
Le problème se situe au niveau des « compétences partagées ». Ici « Les Etats membres exercent leur compétence dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne » (Partie I, Article 11.2 du Titre III). Non seulement la primauté annoncée de l'Union dans les domaines de « compétences partagées » est très précisément le contraire du principe de subsidiarité, mais les domaines où elle s'applique sont très nombreux (voir Partie I, Article 13.2 du Titre III).
Il est donc difficile d'éviter la conclusion que le TCE renverse le principe de la subsidiarité en affirmant la primauté de l'Union dans de nombreux domaines, malgré sa mise en exergue apparente dans l'Article 9.2 du Titre III, et malgré le Protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui instaure un certain nombre de garde-fous (peu convaincants) à l'encontre des tendances centralisatrices de l'Union.
Si le TCE ne fait rien pour garantir les droits des Etats de l'Union, que fait-il pour garantir la sphère privée des individus, ultime devoir d'une Constitution, comme nous l'avons vu dans l'Introduction et comme le principe de subsidiarité l'exige?
Nous trouvons la réponse dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union (Partie II).
La liste des droits proposés est longue. Elle contient en plus des droits traditionnels « passifs », une énumération exhaustive des droits « actifs » dits de la deuxième génération (voir BERLIN Ch. 2 pour l'une des premières discussions sur cette distinction). Pour les premiers il s'agit de droits « de ne pas être » tué, torturé, emprisonné, exproprié, etc. ; pour les seconds, il s'agit de droits « à » la santé, l'éducation, un revenu minimum etc. qui dans la Partie II du TEC résument les principales avancées sociales réalisées dans les Etats membres de l'Union européenne depuis 1945.
Dans un certain sens, ils définissent un super modèle économique européen — un mélange de « l'économie sociale du marché » allemand, de la Sécurité sociale et des services publics à la française, du Welfare State britannique, du « modèle suédois », néerlandais, danois - tous différents, mais tous inspirés par la même idée de combiner économie du marché et justice sociale. La Charte des droits fondamentaux de l'Union tente donc de définir l'Europe en « rendant plus visibles » (préambule à la Partie II) un grand nombre de droits fondamentaux passifs et actifs.
S'agit-il seulement de répéter ce qui existe déjà dans les Etats membres, et au niveau du Conseil de l'Europe, ou d'annoncer la prise d'une option par l'Union sur un champ d'action important dans le future ? Ou bien — interprétation intermédiaire — s'agit-il de garantir les acquis sociaux des Etats membres contre l'érosion provoquée par la concurrence institutionnelle au sein du marché unique ?
Dans le premier cas, la Charte des droits fondamentaux fait de la décoration : elle n'ajoute rien aux droits existants, puisque toute législation communautaire doit s'y conformer déjà. Dans le deuxième cas, il s'agit d'une extension potentiellement importante des compétences de l'Union européenne dans le domaine de la politique sociale. La troisième possibilité se trouve entre les deux autres : ni une avancée spectaculaire, ni de la décoration, mais une opération de « containment » et de garantie du statu quo ante.
La polémique que suscite le TCE dans le monde politique suggère que les opinions divergent à ce sujet. Pour les Eurosceptiques de gauche, le TCE tout en renforçant le marché unique, ne va pas assez loin sur le plan social, et doit être rejeté à ce titre (selon cette interprétation, la Charte des droits fondamentaux est plutôt symbolique et ne protège pas suffisamment les institutions de solidarité nationale contre les effets de la concurrence). Pour les Eurosceptiques de droite le TCE va trop loin sur le plan de la solidarité et de la perte de souveraineté au niveau européen, et doit être rejeté pour la raison inverse. Pour la plupart des gens le TCE représente un compromis raisonnable et « a au moins le mérite d'exister ».
La présente contribution se situe un terrain différent, mais contigu. La Charte des droits fondamentaux est examinée sous l'angle du principe de la subsidiarité : quels droits sont en principe mieux protégés au niveau de l'Union ? Quels droits sont plus à même d'être garantis au niveau des Etats ? Nous ne nous attarderons pas très longtemps sur la question de leur applicabilité dans les faits, car il s'agit d'une question juridique pour laquelle l'économie ne peut fournir une réponse crédible, mais même s'ils ne font que de la figuration, leur portée symbolique est indéniable.
Ainsi, l'inclusion d'une si longue liste de droits sociaux dans le projet de Constitution a-t-elle certainement pour objectif d'élargir son soutien politique, et de rassurer le peuple européen que l'Union n'est pas simplement un grand marché soumis à la loi de la jungle, mais qu'elle est bel et bien une « économie sociale du marché » (voir TCE, Partie I, Titre I, Article 3.3 « Objectifs de l'Union). Au minimum, il s'agirait de rassurer le peuple européen que l'Etat Providence n'a rien à craindre de la concurrence déclenchée par le grand marché intérieur (hypothèse intermédiaire évoquée ci-dessus). Mais est-ce possible d'offrir une telle garantie ?
Si la Charte des Droits fondamentaux ne fait que de la figuration, n'est ce pas dangereux de flatter ainsi l'opinion publique ? Car, comme nous le verrons plus loin, la concurrence des lois, de la fiscalité et des institutions en Europe est bien réelle.
Et si la Charte des Droits fondamentaux, au contraire, constitue un plan d'action pour l'Europe de l'avenir, force est de constater l'existence d'un paradoxe, ou tout au moins d'un choix lancinant : comment amplifier la protection des droits de l'homme en renforçant le pouvoir d'un centre potentiellement si puissant et si distant, et en diminuant le contre-pouvoir des états-membres ? L'observation de Madison citée en introduction est ici pertinente. Nous risquons de renforcer un centre, qui n'est pas réputé pour être très démocratique (et qui ne risque pas de le devenir davantage, malgré le TCE), pour protéger notre régime de sécurité sociale. Sommes-nous condamnés à renforcer le Centre, au risque de perdre progressivement nos libertés, nos droits « passifs », pour préserver nos acquis sociaux, nos droits « actifs »?
La subsidiarité et le problème de l'harmonisation
Avant d'aborder la Charte des droits fondamentaux proprement dite, il convient de présenter une piste de réflexion inspirée de la théorie économique.
La nécessité d'harmoniser et de centraliser, au niveau de l'Union, tous les paramètres importants « harmonisables » qui entrent dans le calcul des coûts d'une entreprise, est une idée largement répandue, apparamment relevant du simple bon sens. Il s'agit de créer un « level playing field » pour rendre la concurrence « équitable ». Mais comment distinguer entre ce qu'il faut, en effet, harmoniser et centraliser, et ce qui peut être laissé (même doit être laissé en vertu du principe de la subsidiarité) à la libre appréciation du processus démocratique de chaque Etat membre, du point de vue de la stricte efficacité économique ? La question se résume à savoir quel type de mesure provoque une distorsion dans l'allocation des facteurs de production (ci-après « distorsion allocative »).
S'il faut, effectivement, tout harmoniser (ou presque) pour qu'un marché unique ne crée pas de distorsions allocatives, notre proto-Etat européen deviendra superpuissant avec le temps (pour autant que l'argument de l'efficacité économique l'emporte sur le principe de la subsidiarité). Par contre, moins l'harmonisation au centre est nécessaire, plus on pourra bénéficier de la diversité au niveau des Etats membres, voir même au niveau des régions composant les Etats membres. Dans ce cas seulement l'application du principe de la subsidiarité débouchera sur une large décentralisation du pouvoir, capable de refléter au mieux les préférences des individus et de les protéger à long terme contre les abus potentiels de l'Union.
La théorie économique, pour sa part, n'insiste pas sur une harmonisation large des conditions cadre de l'activité économique. L'économie n'est rien d'autre qu'une chaîne infinie d'échanges. Or l'échange naît des différences, non pas des similitudes. Les différences de toutes sortes — du climat, des ressources naturelles, de goûts, des aptitudes, de la qualité des hommes et des institutions, de l'état de droit (ou son absence) — créent l'avantage comparatif pour l'état ou la région, l'entreprise ou la personne, sur lequel se base la spécialisation et la localisation géographique des activités économiques. Une seule condition à respecter, pour qu'une loi, une aide ou une taxe (qui s'applique sur un territoire donné) ne crée pas de distorsions : qu'elle ne fasse aucune discrimination arbitraire entre les secteurs économiques, ou entre les personnes physiques ou morales au sein de « son » territoire. Si la loi est d'application générale, elle est neutre du point de vue de l'allocation des ressources.
Cette position est très largement partagée par la doctrine. Elle est résumée dans le terme « équité horizontale » (MUSGRAVE, p. 214), et confirmée à de nombreuses reprises dans la littérature (voir par exemple MARIN, p. 457). Elle fut portée devant le public après la deuxième guerre mondiale, en 1956, dans une publication de l'Organisation Internationale du Travail, commandée à Bertil OHLIN, éminent économiste et spécialiste du commerce international. La question, soulevée par la France, fut de savoir si une harmonisation des régimes de sécurité sociale était nécessaire au sein de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), prédécesseur de l'OCDE, pour éviter des distorsions de la concurrence, à mesure que les barrières au commerce commençaient à se réduire. Le Rapport Ohlin (ILO 1956) conclut que les contributions sociales faisaient partie du salaire, que les différences de salaires reflétaient des différences de productivité et qu'en conséquence il n'y avait pas lieu de les harmoniser. Cette analyse reste valable aujourd'hui, et s'applique à toute question d'harmonisation d'impôt ou de réglementation.
Ainsi, les taxes, les impôts et les réglementations sont le prix à payer par tout facteur de production pour occuper un lieu géographique quelconque. Certains lieux sont très favorables à l'échange, et les taxes, les impôts et les réglementations y seront sans doute élevés. D'autres lieux sont peu attractifs, et les impôts etc. y seront faibles. Harmoniser les impôts et les réglementations à travers un espace géographique différencié provoque donc des inégalités dans la répartition de l'activité économique.
D'ailleurs, il est bien connu que certains grands Etats unitaires (la France, l'Italie ou la Grande Bretagne) doivent supporter de très grandes disparités régionales, qui persistent malgré des politiques régionales redistributives importantes et pérennes, précisément parce que les régions n'ont pas le droit de compenser leurs faiblesses par les réglementations différenciées. A l'inverse, les Etats-Unis d'Amérique abritent de très nombreuses approches différentes à l'égard du droit des sociétés, des impôts directs et indirects, du droit sur l'environnement, du droit du travail et ainsi de suite, qui ne provoquent pas de distorsions notables entre les membres de l'Union. Une telle diversité non seulement ne nuit pas à l'efficacité de l'ensemble, mais permet à l'activité économique de se répandre de façon assez uniforme à travers les 50 Etats de l'Union.
La condition de concurrence loyale et équitable au sein d'un marché intégré est atteinte non pas par une unification des lois, mais par une surveillance des politiques des Etats membres qui viseraient à soutenir une entreprise, ou une branche d'activité en particulier. Une telle action fausse effectivement la concurrence. C'est bien le sens des Articles 87-89 (ex 92-94) qui s'adressent aux Aides de l'Etat (pas de subventions cachées, ou si elles sont permises, elle sont très surveillées, car par définition elles créent des distorsions allocatives). C'est également le sens de la politique régionale (aides d'Etat permises à l'intention des régions défavorisées, mais très surveillées et encadrées, justement pour éviter de créer des distorsions allocatives). C'est le sens également des dispositions qui prévoient un soutien public à la recherche et au développement technologique — surveillé et encadré pour les mêmes raisons.
La CJE, en proclamant le principe de la reconnaissance mutuelle en 1978 dans son jugement « Cassis de Dijon », arborait dans ce sens, ainsi que l'Acte Unique en vigueur de 1987 à 1992. La CJE reconnaissait à cette occasion que les différences en soi ne constituent pas une source de concurrence déloyale, ou de protectionnisme caché, à condition qu'elles s'appliquent à toutes les entreprises en lice.
Cette approche respectueuse de la subsidiarité est également implicite dans les Articles 94 et 95 (ex 100 et 100a) qui prévoient la prise de décisions à la majorité qualifiée en ce qui concerne « le rapprochement des dispositions législatives… qui ont une incidence directe sur l'établissement ou le fonctionnement du marché commun ». Le Traité ne parle pas d'harmonisation (mais seulement de « rapprochement ») et limite cette action aux domaines qui ont « une incidence directe » sur le marché commun. Il exclut explicitement la fiscalité, la libre circulation des personnes et les droits des employés (Article 95.2) du champ d'application de la prise de décisions à la majorité qualifiée. Le veto est donc reconnu dans ces domaines, ainsi que la diversité qui en découle.
Pendant longtemps, donc, le marché unique fut géré en conformité avec la théorie économique et le principe de subsidiarité, limitant le rapprochement des législations aux domaines ayant une « incidence directe » sur le marché commun, c'est-à-dire, à l'élimination du protectionnisme caché des barrières non-tarifaires au commerce intra-communautaire.
Par contre, on trouvera une approche plus centralisatrice dans l'Article 138 (ex Art. 118a) relatif à « l'amélioration du milieu de travail, pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs »; et dans les Articles 174-176 (ex 130r,s,t) relatifs à l'environnement. Dans ces deux cas, les décisions sont prises à la majorité qualifiée, le premier depuis l'Acte unique, le deuxième depuis le Traité de Maastricht. Ici la Communauté va au-delà de ce qui est strictement nécessaire (du point de vue de la théorie économique) pour le bon fonctionnement d'un marché commun. Elle viole donc le principe de la subsidiarité. Par exemple, en quoi la définition de l'eau potable ou la salubrité des eaux de baignade au niveau européen a-t-elle une incidence directe sur le marché commun ? Elle n'en a aucune. Elle n'est pas nécessaire pour son bon fonctionnement. De même, l'existence de réglementations différentes sur la sécurité du lieu de travail ne provoque pas de distorsions allocatives entre pays, à condition que la législation soit neutre et appliquée à toutes les activités économiques sans discrimination dans chaque pays membre. En principe, chaque pays aurait pu déterminer ces paramètres pour lui-même sans mettre en danger l'intégrité du marché unique. Les Etats membres ayant décidé autrement, la Communauté a pris un tournant plus centralisateur depuis 1987 et 1992. Ces tendances centralisatrices se sont renforcées avec l'avènement de l'euro, qui a rendu beaucoup plus fluides et transparentes toutes les transactions marchandes au sein des Douze, et augmenté en conséquence les pressions politiques en faveur de l'harmonisation. C'est pourquoi il faut à nouveau combattre ces idées fausses, 50 ans après la publication du Rapport Ohlin.
Ainsi, une entreprise française ou allemande, par exemple, trouve qu'elle paie « trop » de cotisations sociales par rapport à ses concurrents portugais. Et pourtant, comme nous l'avons vu, ceci constitue un faux débat. L'entreprise, où qu'elle soit, doit dégager une productivité suffisante pour payer l'ensemble du coût du travail. Les modalités du partage entre le salaire effectivement perçu et les charges sociales (ouvrières et patronales confondues) n'est qu'un détail opérationnel déterminé par le législateur. L'entreprise paye de toutes façons le coût total du travail. L'entreprise allemande paye donc plus cher sa main d'œuvre qu'une entreprise portugaise, mais ceci ne constitue pas un désavantage pour elle, car elle bénéficie d'un niveau de productivité plus élevé. Il y a un équilibre allocatif et concurrentiel entre un pays à basse productivité (où le coût du travail est bas) et un pays à productivité élevée (où le coût du travail est élevé). Les entreprises sont indifférentes entre les deux lieux de production et les différences n'engendrent pas de déplacements artificiels de facteurs de production mobiles entre les deux pays. C'est pourquoi ANDEL affirme sans ambages: « The statement that a far-reaching harmonization of social security policies is necessary for the functioning of a common market is erroneous » (p.382).
Comme le niveau de productivité diffère d'un pays à l'autre, la rémunération globale du travail ne peut être harmonisée sans créer de graves problèmes; et il en découle logiquement qu'il ne faut pas non plus harmoniser la proportion du salaire à affecter aux assurances sociales et l'aligner sur un « niveau de protection élevé » (Article 95.3). Tout au plus, (pour reprendre l'exemple portugais) on aura augmenté le coût du travail au Portugal au-delà de sa productivité, créant du chômage et compromettant ses chances de réduire l'écart de productivité qui le sépare de l'Allemagne par la croissance économique.
L'harmonisation des législations est, de surcroît, contraire à la démocratie. Le système fiscal d'un pays, sa réglementation sociale, son droit du travail, de l'environnement etc. représentent des préférences nationales exprimées par un processus démocratique pour répondre (ou pas) à divers problèmes à travers une intervention de l'Etat, que ce soit sous forme d'impôts/subventions, ou de réglementations, ou d'abstention relative. Or, même si la productivité était la même partout, ce serait une coïncidence extraordinaire si différents pays avaient les mêmes préoccupations, dans le même degré, et que la population les ressentait de la même façon, à travers tout le continent européen.
Par exemple, des programmes sociaux ambitieux demandent des ressources économiques importantes. On constate donc que les pays à productivité élevée se dotent de programmes sociaux plus ambitieux que les pays à faible productivité, incapables de dégager les mêmes ressources. Les pays européens pourraient éventuellement se mettre d'accord sur des exigences minimales essentielles en matière de protection sociale, mais de deux choses, l'une.
Ou bien la barre est mise assez basse pour correspondre aux ressources économiques dont disposent les pays membres les plus pauvres, auquel cas elle n'a pas de sens pour les pays plus avancés ; ou bien la barre est mise assez haute pour promouvoir un certain « rapprochement » de la protection sociale en Europe, auquel cas les pays pauvres ne pourraient pas suivre financièrement, et exigeraient (à juste titre) que les pays les plus prospères financent ces programmes.
Un tel sentiment de solidarité existe-t-il au niveau européen ? Il est permis d'en douter (soutenir la Corse suscite déjà des polémiques en France « sur le continent »…). Le projet européen est élitiste - il n'a jamais été porté par « la masse ». Peu de personnes se sentent suffisamment « européens » pour soutenir un programme massif de redistribution de revenu au niveau de l'ensemble du Continent. Il est donc heureux qu'il ne soit pas nécessaire d'harmoniser les politiques sociales pour que le marché unique fonctionne correctement !
Une diversité à cet égard est donc possible, voire souhaitable, ainsi qu'une liberté pour répondre par des solutions nationales aux problèmes posés par la plupart des imperfections du marché, à condition que la règle de l'équité horizontale soit respectée. Il serait même injuste et anti-démocratique d'imposer une solution à l'ensemble des peuples du continent européen dans l'état actuel des choses. Et même si un jour cela devenait possible, par un lent processus de convergence vers une banale uniformité à travers tout le Continent, il n'est pas sûr que ce soit souhaitable sur le plan du contrôle de notre proto-Etat européen par lui-même, thème que nous abordons dans la section suivante.
De la concurrence des institutions
Malgré ce que disent les économistes, l'inquiétude subsiste. Les acquis sociaux nationaux ne sont-ils pas menacés par la concurrence du Marché unique ? Le système social allemand (et pas que lui) n'est-il pas en recul à cause de cette concurrence ? Les alter-anti mondialistes en sont persuadés.
La liberté du commerce et la libre circulation des personnes et des capitaux, il est vrai, mettent en concurrence l'ensemble des différents systèmes institutionnels des Etats membres, y inclues les différentes versions des Etats-Providence. A la marge, l'épargne, les entreprises, les personnes, se déplacent. C'est même l'un des buts recherchés du marché unique, car ces déplacements vont dans le sens d'une meilleure allocation des facteurs, pour autant que l'équité horizontale soit respectée à l'intérieur des pays.
A un niveau d'analyse plus profond il existe néanmoins la réalité suivante : dans un monde de mobilité des facteurs, les pays voudront les attirer, pour pouvoir augmenter l'activité économique et leur base d'imposition. C'est par exemple, la stratégie irlandaise, imitée en Europe centrale par certains nouveaux membres qui préconisent une réduction massive des impôts sur les bénéfices des entreprises. N'est-ce pas là la « course vers le fond » en matière fiscale, tellement redoutée?
Cette concurrence internationale institutionnelle met en évidence un problème ancien. A savoir : il faut choisir entre la protection sociale et la croissance économique (si on pouvait avoir l'un sans réduire l'autre cela se saurait). C'est la mauvaise nouvelle. Par contre, on peut choisir parmi une multitude de combinaisons possibles : par exemple, beaucoup de solidarité et peu de croissance ; ou peu de solidarité et beaucoup de croissance ; ou un point médian. C'est la bonne nouvelle. Aucun pays n'échappe au choix, mais chaque pays peut choisir où il se situe sur l'échelle des variantes. Le vingtième siècle offre des expériences grandeur nature du tout-social, allant de l'URSS et de la Corée du Nord, à Cuba ; et du tout-croissance allant de Hong Kong et la Chine d'aujourd'hui, aux Etats Unis (éventuellement). Il est aussi possible de réussir ni l'un ni l'autre (le Zimbabwe, peut-être). L'Europe se situe entre les deux extrêmes, avec des distinctions nationales entre pays européens issues de leurs histoires et sensibilités différentes.
La mondialisation ne change pas, en soi, les termes du choix (les termes de l'échange entre solidarité et croissance). Un pays est toujours libre de se positionner où il veut sur l'échelle, mais il ne peut pas modifier l'échelle elle-même (les termes de l'échange sécurité/croissance). Par contre, la mondialisation élargit et clarifie les choix.
Pourquoi les politiques sociales ne sont-elles pas gratuites en termes de la croissance économique ? Pour des raisons de motivation et de psychologie humaines. Rappelons que le Communisme se considérait comme moralement supérieur au capitalisme car basé sur la générosité et l'altruisme. Il avait comme objectif la création de l'Homme Nouveau, meilleur, plus moral et heureux de travailler pour le bien collectif. Le vrai Communisme deviendrait enfin possible une fois que l'Homme se serait transformé en cet être meilleur. En attendant, il devait s'exercer à l'altruisme sous l'œil bienveillant du Parti, qui connaissait mieux que lui ses intérêts à long terme et qui, sous Staline, expédia à trépas 60 millions d'égoïstes individualistes (valeurs extrêmement négatives dans le système Communiste). Le Capitalisme prend l'Homme tel qu'il est, égoïste et individualiste la plupart du temps. Une conséquence majeure : comme il ne travaillera pas volontiers pour les autres, il faudra l'y contraindre par l'impôt, et il manifestera sa résistance en travaillant moins. Si l'on taxe son épargne, il épargnera moins. Si l'on taxe son travail, il travaillera moins. D'où la relation négative entre politiques de redistribution sociale et croissance économique, et pourquoi les termes du choix ne sont pas facilement amovibles. Par contre, les termes du choix sont différents d'une société à une autre. Par exemple, les suédois semblent accepter une redistribution plus poussée du revenu que les italiens, par exemple, qui s'échappent dans le non-travail (l'économie souterraine) et le non-épargne beaucoup plus rapidement que les suédois. Encore une raison pourquoi il n'est pas souhaitable de « rapprocher » les politiques fiscales et sociales des pays européens.
Or, la mondialisation offre aux facteurs de production (capital, travail) une possibilité inédite. La concurrence internationale des lois et des institutions semble imposer une nouvelle limite au pouvoir de taxation, mais en réalité elle a toujours existé : au lieu de se réfugier dans le non-travail (une sorte de migration « intérieure »), les facteurs peuvent maintenant se déplacer géographiquement vers des climats réglementaires et fiscaux plus cléments.
Alfred O. Hirschman (HIRSCHMANN 1981) a développé une idée similaire en proposant les termes « voice » and « exit » pour les deux stratégies qui s'offraient à un électeur moderne mécontent : « voice » fait référence à la possibilité d'engager un débat politique interne pour lutter contre une mesure politique jugée indésirable ; « exit » reprend l'idée de Tiebout (TIEBOUT 1956) de « voter avec les pieds », c'est à dire, d'émigrer dans un comté, une région ou un pays voisin. En ajoutant la possibilité du « exit » et du « vote avec les pieds » la globalisation, en effet, offre une alternative attractive et légale à la migration intérieure vers l'économie souterraine et l'oisiveté. Le changement pour l'Etat en question se situe plutôt en termes relatifs, par rapport aux autres Etats, qu'en termes absolus.
Ainsi, si la stratégie d'évitement prend la forme de la migration intérieure, les ressources productives se mettent en stand-by, la croissance économique mesurée et officielle est ralentie, mais il n'y a pas d'autres incidences. La stratégie de « vote avec les pieds » provoque le même ralentissement de la croissance économique, mais cette fois, c'est un pays voisin qui bénéficie de l'apport de nouvelles ressources productives et d'une croissance accrue. L'Etat peut mesurer sa perte en termes des gains de croissance du pays voisin, ce qui est bien plus visible que l'expansion de l'économie non-déclarée.
La concurrence des lois et des institutions au niveau européen, voire mondial, aura donc pour effet de révéler les termes du choix entre solidarité et croissance, et d'encourager les Etats à plus d'efficacité en tant que fournisseurs de biens publics en général, ce qui ne pourrait être considéré comme négatif du point de vue de l'intérêt général.
Le processus est simple. L'échange international des biens et services met déjà les marchés des facteurs (capital, travail) en concurrence les uns avec les autres au niveau mondial. L'Union européenne renforce cette situation en assurant la libre circulation des facteurs eux-mêmes au sein du marché unique. Dans le premier cas, les facteurs sont obligés de rester concurrents par les prix, sinon c'est le chômage ou le sous-emploi du capital. Dans le deuxième cas les facteurs sont libres d'émigrer. En tout état de cause, comme on l'a déjà vu, le coût du régime social doit s'insérer dans la productivité des facteurs, et ne peut pas la dépasser, sous peine (à la marge) soit du chômage, soit de l'émigration des facteurs en question, ou des deux à la fois.
Loin de constituer une distorsion, ce processus révèle les politiques publiques efficaces. Il est peu probable que la « course vers le fond » débouche sur zéro impôts, car ce serait le chaos. Elle créera plutôt une multitude d'expérimentations en matière de biens publics, permettant d'avancer dans nos connaissances par la comparaison et l'émulation. Ainsi, le processus de concurrence des institutions, comme toute concurrence, débouche sur une dynamique d'amélioration constante, sur l'expérimentation et la diversité (et non pas, comme on a tendance à le croire, sur l'uniformité et le dénominateur commun le plus bas). Et cette diversité est non seulement parfaitement compatible avec la concurrence entre entreprises au sein d'un marché unique, elle leur est même extrêmement favorable. Elle permet une constante expérimentation réglementaire à la marge, par petites touches, un atout indéniable dans un monde en perpétuel mouvement.
Elle permet aussi à chaque nation de répondre à sa manière aux imperfections du marché. Si l'Europe adoptait une approche moins centralisante, il y a fort à parier qu'elle retrouverait à la fois son dynamisme économique, et sa légitimité politique.
En résumé, l'existence de nombreux modèles de sécurité sociale en Europe est une source de richesse et constitue l'expression même de la démocratie. La concurrence institutionnelle, favorisée par la libre circulation des biens et des facteurs de production, permet de découvrir de nouvelles façons de procéder. Celles-ci restent constamment à découvrir, car rien n'est figé, et certainement pas la politique sociale.
Ces deux arguments utilitariste et politique en faveur de la concurrence des institutions, mêmes s'ils ne sont pas négligeables sur le plan de l'efficacité économique et de la légitimité politique, ne sont pourtant rien par rapport à l'argument de la protection des droits de l'homme.
Nous avons vu que c'est le rôle d'une Constitution de les protéger. Mais une Constitution est un rempart bien frêle. La concurrence des institutions, par contre, surtout si elle est doublée du droit de « voter avec ses pieds » permet aux gens de chercher activement les lieux où leurs droits sont les mieux respectés. L'Etat ainsi soumis aux lois de la concurrence est moins enclin à abuser de son pouvoir, surtout s'il veut soigner sa base fiscale. Dans un très grand ensemble, comme celui de l'Europe des 25+, maintenir la concurrence entre les sources du pouvoir n'est-elle pas la meilleure façon de protéger à long terme les droits fondamentaux des européens ? Pour ce faire il ne faut surtout pas harmoniser ces droits, mais plutôt permettre une constante expérimentation au niveau des Etats membres en la matière.
La Charte des Droits fondamentaux de l'Union dans le Projet de Constitution
L'Union européenne « se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'Etat de droit » (TCE, Préambule à la Partie II « La Charte des Droits fondamentaux de l'Union »).
Cette phrase simple et courte a tout dit. Elle aurait suffi pour définir les valeurs que partagent les peuples européens en vue d'établir leur Constitution. Le détail et les définitions plus précises de ces termes auraient pu rester dans le giron des Constitutions nationales, suppléées par celles du Conseil de l'Europe, permettant à la diversité de s'épanouir.
Il en fut décidé autrement. Les Etats membres se sont mis d'accord sur une longue liste de droits « fondamentaux », qui va du droit à la vie (effectivement fondamental) au droit à une aide au logement (trivial en comparaison). Ces droits sont déjà protégés dans chaque pays membre de l'Union. A quoi sert donc leur réitération dans le TCE ?
Comme exemple de droits classiques « passifs » énumérés dans le TCE, on peut citer : la dignité humaine (Titre 1), la liberté (Titre II), l'égalité (Titre III). Ces droits sont détaillés et élaborés dans les Articles II-1 à II-26 du TCE. Doit-on réellement penser que leur apparition dans le TCE ajoute quelque chose ? Leur existence serait-elle menacée par ailleurs ?
Certains droits « actifs » s'y trouvent aussi. Ainsi, les personnes âgées ont le droit « à mener une vie digne et indépendante et à participer à la vie sociale et culturelle » (TCE, II-25). Mais quel sens donner à ce droit ? L'Union européenne va-t-elle assurer aux personnes âgées européennes les ressources nécessaires pour « participer à la vie sociale et culturelle » ? Si l'on n'a aucune intention de débloquer (au niveau de l'Union) les fonds nécessaires pour assurer aux personnes âgées la participation à la vie sociale et culturelle promise (ce que je doute), il aurait peut-être mieux valu se taire… idem pour les personnes handicapées.
Par contre, le droit de citoyenneté (Titre V, TCE, II-39 à II-46) a un rôle à jouer au niveau de l'Union et se justifie à ce titre ainsi que le droit de pétition (II-44), selon lequel « toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un Etat membre a le droit de pétition devant le Parlement européen » ; dans la même situation se trouvent : le droit de saisir le médiateur européen en cas de mauvaise administration de la part des organes de l'Union (II-43) et le droit d'accès aux documents des organes de l'Union (II-42). Ces droits pourraient à l'avenir devenir la source d'un meilleur contrôle des citoyens sur l'évolution de l'Union, et selon le principe de la subsidiarité, ne peuvent pas être proclamés et protégés à un autre niveau.
Examinons de plus près, sous l'angle de la subsidiarité, le titre IV « Solidarité ».
1. « L'Union reconnaît et respecte le droit d'accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux… selon les règles établies par le droit de l'Union et les législations et pratiques nationales » (TCE II-34.1). Cette disposition est redondante étant donnée l'affirmation qui la précède, dans le Titre III (Egalité), à savoir : « Toutes les personnes sont égales en droit » (TCE II-20) et donc doivent avoir par définition accès aux prestations de sécurité sociale en vigueur. Pourquoi une telle redondance ? Pour établir des règles communes de l'Union en la matière ? Pour protéger les acquis sociaux des Etats membres de la concurrence des lois et des institutions ? Dans la première hypothèse, il s'agit d'une harmonisation inopinée, dans la deuxième, d'une promesse difficile, voir impossible à tenir.
2. « Tout travailleur a droit à une protection contre tout licenciement injustifié… » (TCE, II-30) Cela paraît une évidence. Si l'une des parties au contrat de travail le viole, et viole la législation générale encadrant le contrat privé, les tribunaux peuvent le constater et déterminer les dommages. Cette disposition existant déjà dans la législation des états membres, pourquoi la répéter au niveau de l'Union ? Pour faire de la décoration, ou pour justifier, un jour, une Directive européenne en la matière ? Alors de deux choses, l'une. ou bien le TCE s'accorde un « free ride » sur les avancées sociales de ses Etats membres en affirmant son respect pour cet excellent principe, ou bien l'idée est d'aller un jour plus loin et de développer une politique commune au niveau de l'Union en matière de « licenciement injustifié ».
3. « Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité » (TCE, II-31.1). Le Titre I du TCE « Dignité » contenant déjà une disposition interdisant l'esclavage et le travail forcé (Art. II-5), cet Article semble s'adresser plutôt au droit du travail « normal » dans chaque état membre. Les mêmes observations que ci-dessus peuvent être adressées à son égard : ou bien il y figure pour des raisons décoratives, ou bien il est destiné à légitimer, un jour, des initiatives supplémentaires européennes en la matière (il y en a déjà quelques unes).
4. « Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail …. » (TCE, II-31.2). quid des droits de celui (ou celle) qui voudrait travailler plus que le maximum admis ? Cette question n'est pas purement académique, étant donné la législation française sur la durée hebdomadaire du travail salarié. Plus généralement, sachant que les législations nationales vont de 35 heures par semaine à 48 h/s, quel est le but de cette disposition ? Accepter la diversité (mais alors, que vaut réellement le principe ?), ou harmoniser à terme ?
5. « Les jeunes admis au travail doivent … être protégés contre l'exploitation économique… » (TCE, II-32) idem. On notera la nuance entre avoir droit à des conditions de travail correctes (TCE II-31.1), et être protégé contre l'exploitation économique, nuance justifiée par le fait qu'un travailleur est une personne adulte et responsable, normalement capable d'exercer son jugement en toute liberté (sauf pour ce qui concerne son contrat de travail), alors qu'une jeune personne est plus innocente et vulnérable. Exactement quelles dispositions légales sont nécessaires pour corriger exactement quel niveau d'asymétrie dans le contrat liant l'employeur à l'employé, selon le degré de responsabilité de l'employé, est une question qui sera perçue de façon très différente d'un pays à l'autre. Chaque Etat membre ayant déjà sa législation en la matière, et l'harmonisation étant indésirable du point de vue de la subsidiarité, pourquoi une telle disposition au niveau de l'Union ?
6. « …toute personne a … le droit à un congé de maternité payé… » (TCE, II-33.2). Comment pourrait-on être contre une proposition si généreuse ? Tout simplement parce qu'elle coûte quelque chose en termes de ressources réelles, et que chaque société a le droit d'établir, pour elle-même, sa propre hiérarchie des politiques sociales qu'elle veut financer (ou pas), au lieu de se la voir imposée par l'Union. Mais peut-être, à force de répéter l'existence de droits préexistants, l'opinion publique va commencer à croire que c'est grâce à l'Union qu'ils existent ? Ou peut-être est-ce pour rassurer l'opinion publique que l'Union ne va pas les réduire ? A cet égard, rappelons à nouveau que les termes du choix entre sécurité et croissance économiques ne sont pas affectés par la concurrence des institutions, mais seulement mis en évidence par elle. Chaque génération doit pouvoir se repositionner sur cette échelle, car le monde change...
7. « Toute personne a le droit d'accéder à un service gratuit de placement » (TCE, II-29). Une telle affirmation laisse rêveur. Il y a innovation, car pas tous les Etats membres possèdent un tel service. Un pays membre qui n'aurait pas de service gratuit de placement serait-il en infraction par rapport à la loi européenne ? Pourquoi le service de placement doit-il être gratuit ? A quel titre ? Qui le paye en réalité (puisque rien n'est gratuit, nous le savons tous) ? Qui décide que c'est le service de placement qui doit être gratuit, plutôt que les chaussures pour les enfants (ou n'importe quelle autre « bonne chose » que l'on pourrait imaginer) ? Il n'y a rien de choquant, en soi, qu'un pays décide de se doter d'un service de placement fourni gratuitement par l'Etat et payé par un impôt sur ses citoyens. C'est sûrement une façon moins efficace, en termes de ressources réelles utilisées, que de s'en remettre à des agences privées de placement, mais s'il s'agit d'une décision collective résultant d'un débat démocratique, elle est légitime. Par contre, il n'est pas légitime de couper court au débat démocratique sur l'affectation des ressources publiques au sein de tous les autres pays membres et d'en présumer à l'avance l'issue. Et il n'est pas souhaitable de figer à tout jamais dans une Constitution européenne une telle disposition, car il se pourrait qu'à l'avenir un pays décide démocratiquement que les services de placement privés et payants sont suffisants et que l'argent public serait mieux dépensé ailleurs.
8. « L'Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l'Union et les législations et pratiques nationales » (TCE II-34.3). Comment pourrait-on critiquer une disposition si aimable, si juste, si généreuse qui a pour objectif de lutter contre l'exclusion sociale ? Pour les mêmes raisons déjà évoquées précédemment. Chaque nation européenne possède les institutions démocratiques nécessaires pour établir sa propre hiérarchie de politiques sociales, sans qu'il soit nécessaire ou souhaitable qu'elle leur soit imposée par l'Union. Tout comme le droit à un congé maternité payé, la lutte contre l'exclusion sociale ouvre un débat politique auquel chaque pays trouvera des réponses différentes. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas se préoccuper de ces droits sociaux, seulement que, dans l'état actuel des choses, ce n'est pas au niveau de l'Europe qu'il faudrait le faire.
Viennent ensuite deux « droits » sui generis, plus collectifs qu'individuels.
9. « L'Union reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt économique général tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l'Union. » (TCE II-36). De quels “services d'intérêt économique général » s'agit il ? De boulangeries ? De banques ? De magasins d'alimentation ? Sûrement pas. Il s'agit d'une préoccupation strictement française, à savoir : sauver les « services publics à la française » de la concurrence du marché unique, et peut-être accessoirement d'une décision de la Cour de Justice européenne les obligeant à vivre sans subventions excessives. Ce « droit » correspond-il à un souci partagé par tous les pays membres ? Il est permis d'en douter. Les britanniques, par exemple, sont connus pour être particulièrement insensibles à ce genre de « droit ». Cet Article ne représentant en tout cas pas un consensus européen en la matière, quel est son rôle dans le TCE ?
10. « Un niveau élevé de protection de l'environnement et l'amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l'Union et assurés conformément au principe du développement durable » (TCE II-37). Il convient de relever que la protection de l'environnement figure, assez curieusement, sous le Titre IV (Solidarité). La pollution provient, en effet, d'une défaillance du marché due aux externalités négatives, qu'il convient de corriger en empêchant les uns de violer sans indémnisation les droits de propriété des autres. S'il s'agissait d'établir un droit de recours privé contre les externalités négatives provoquées par les autres, ce serait une affirmation des droits de propriété et il trouverait sa place sous le Titre II « Libertés ». Mais sa présence sous le Titre IV suggère qu'il s'agit plutôt d'affirmer un droit collectif à une ambiance générale meilleure. Qui a le droit d'intenter un procès à l'Union si elle n'arrive pas à intégrer suffisamment l'environnement dans ses politiques?
De façon plus générale, si l'on veut respecter le principe de la subsidiarité, beaucoup de problèmes environnementaux sont aptes à être traités au niveau local, régional ou national, et ne devrait remonter au niveau de l'Union qu'exceptionnellement. Affirmer un droit général à un environnement meilleur au niveau de l'Union préfigure une démarche contraire au principe de la subsidiarité.
Il est difficile d'interpréter le rôle du Titre IV (Solidarité) de la Charte des droits fondamentaux. S'il s'agit de la simple figuration, son inclusion n'est pas sérieuse. S'il s'agit d'un effort de protéger les acquis sociaux d'une évolution future dictée par la concurrence internationale des lois et des institutions, en l'absence de toute harmonisation, il est illusoire. S'il s'agit d'un désir d'harmonisation à l'état d'ébauche, de la prise d'une option sur un large domaine d'action future de l'Union, il va à l'encontre du principe de subsidiarité et ne réunit pas le large consensus qu'on attend d'une Constitution.
Quoi qu'il en soit, il nous semble que la réponse à la problématique posée en introduction est assez claire. Sommes-nous condamnés à renforcer le Centre, au risque de perdre progressivement notre liberté, pour préserver nos acquis sociaux ? La réponse est non. Nous pouvons très bien vivre avec la diversité, décider librement de nos politiques sociales au niveau des Etats, et continuer de trouver différents optima entre croissance et sécurité à travers tout le continent. Une telle diversité constitue même une condition pour le maintien des libertés individuelles dans l'avenir.
Par contre, il y a de fortes chances que nous ne suivions pas cette voie. Le TCE permet l'action commune dans de très nombreux domaines. Nous risquons le lent élargissement des compétences de l'Union européenne bien au-delà des limites imposées par le principe de subsidiarité parce que les électeurs européens demeurent « rationnellement ignorants » pour tout ce qui touche la construction européenne, et parce que les forces en faveur de la centralisation et l'harmonisation sont considérables.
Conclusion
L'Union européenne a pour devise « Unie dans la diversité » (PTC IV-1). Mais comment protéger l'Union des forces centralisatrices et harmonisantes qui l'assiègent, et auxquelles elle s'y prête si volontiers ? La diversité est en danger pour les raisons évoquées.
Or la diversité est la seule force exceptionnelle de l'Europe. De nombreux savants (i.a. HALL, LANDES, ROSENBERG, WEBER) attribuent l'essor de la Renaissance en Europe à l'absence d'un pouvoir central à la fin du moyen âge. La diversité s'exprime sur beaucoup de registres, et entre autres, celui des lois. De nos jours une concurrence des lois s'est engagée en Europe, basée sur cette diversité. Contrairement à ce que semblent penser la plupart des gens, la concurrence ne débouche pas sur l'uniformité. Quel entrepreneur, pour résister à la concurrence, se résignerait à imiter son concurrent ? Ne cherche-t-il pas à faire autre chose ? A innover? Le danger de l'uniformité ne vient donc pas de la concurrence mais des cartels, qui essayent de contrer la concurrence et la diversité qu'elle engendre. Or dans le domaine de la concurrence des lois, l'équivalent du cartel est un accord entre législateurs d'établir des « prescriptions minimales essentielles ». Le danger de l'uniformité vient de là.
Le TCE, loin de limiter et encadrer le pouvoir de l'Union et de protéger les citoyens européens des abus potentiels de son pouvoir, comme le voudrait n'importe quelle constitution, représente plutôt les tendances centralisatrices de l'Union et légitime son expansion. Utiliser le mot « Constitution » pour désigner cette étape dans la construction européenne est donc pour le moins un abus de langage. En plus, il ne faut pas penser que le pouvoir de l'Union est proportionnel à la modestie de son budget. Contrairement aux fédérations historiques (Etats-Unis, Allemagne, Suisse, par exemple) la fédération européenne ne s'écrira pas en termes budgétaires. Le budget de l'Union restera sans doute longtemps très modeste. Mais l'Europe n'intervient pas par l'impôt et la dépense. Elle intervient surtout par le règlement et la loi, en apparence sans incidence monétaire, sauf pour les consommateurs et la croissance à long terme. Or l'Union est déjà un centre fédéral réglementaire redoutable, et elle le deviendra encore plus avec le temps.
Aujourd'hui, l'Europe accomplit une grande réunification. Après des décennies de séparation, la plupart des peuples européens sont réunis dans une enceinte de liberté et de démocratie. L'Europe risque de passer à côté d'une nouvelle Renaissance si elle succombe à la tentation centralisatrice, et à coup sûr elle perdrait sur le plan de la liberté, de la démocratie et de la protection des droits de l'homme.
Références bibliographiques
Document officiel:
Projet de Traité établissant une Constitution pour l'Europe, adopté par consensus par la Convention européenne les 13 juin et 10 juillet 2004 et remis au Président du Conseil européen à Rome le 18 juillet 2004, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 2004.
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(L'auteur, directrice académique et présidente du Conseil d'administration de l'Institut Constant de Rebecque, est professeur d'économie politique à l'Université de Genève et à l'Institut européen de l'Université de Genève.)
Mars 2005
