Les livres de la liberté
La visite de l'Institut à la Fondation Bodmer retrace la route longue et difficile pour parvenir à la liberté humaine.

Les personnes se rattachant aux notions de liberté et de responsabilité individuelles sont en général des amoureux des livres, de la réflexion et de la confrontation des idées. En perspective historique, cela se comprend. Ce sont les idées qui font bouger l'humanité. La liberté de conscience, la liberté d'opinion, la liberté de réunion, d'association, de commerce et d'industrie, le respect d'autrui, l'abolition de l'esclavage, de la torture, de la peine de mort, le droit de résistance à un tyran, le régime démocratique: tous ces acquis sont dus au travail de penseurs agissant souvent dans des environnements hostiles. Au moment où l'Institut Libéral ouvre sa Bibliothèque de la liberté dans la ville fédérale de Berne, une bibliothèque multilingue de travail et de recherche qui sera inaugurée le 7 septembre, la Fondation Martin Bodmer, à Cologny, retrace certains hauts faits de cet engagement intellectuel de longue haleine dans une exposition temporaire de nombreux livres et documents de sa collection ou en prêt (jusqu'au 13 septembre), qui fut l'objet d'une visite guidée privée le 2 juin.

L'Institut Libéral dispose également de quelques trésors historiques dans sa bibliothèque, comme les Œuvres complètes de Frédéric Bastiat publiées chez Guillaumin en 1868, la première édition française de La Route de la servitude, de Friedrich Hayek et la première édition française de La Bureaucratie, de Ludwig von Mises, toutes deux parues à la Librairie de Médicis en 1946, jusqu'avant la création de la Société du Mont-Pèlerin au-dessus de Vevey, avec également Wilhelm Röpke, William Rappard, qui prononça le discours d'ouverture, ou encore Bertrand de Jouvenel, qui vivait également dans la région. Et si, comme l'a noté en introduction Pierre Bessard, directeur de l'Institut, la Suisse s'est dotée en 1848 de la constitution la plus libérale du continent et a été largement préservée de l'erreur socialiste, ce n'est pas un hasard. L'interaction entre théoriciens et praticiens libéraux en Europe, en Suisse et outre-Atlantique était déjà très intense. C'est le pouvoir de conviction et la justice innée du libéralisme qui lui ont permis de s'imposer dans le droit.

Dans son exposition, la Fondation Bodmer reflète l'ancrage suisse et plus particulièrement lémanique de cette tradition internationale et universelle, avec des choix et des associations ou des extensions parfois surprenants, ce qui est le propre du musée. Le commissaire de l'exposition, l'historien émérite Bernard Lescaze, a relevé au fil de la visite le rôle des contacts personnels entre les penseurs des différentes régions, de la France ou de l'Angleterre ou de l'Arc lémanique, qui travaillaient déjà en réseaux. L'émergence de l'individu et le respect de ses convictions intimes prennent forme depuis la Renaissance et la Réforme, mais il faudra une longue maturation jusqu'aux Lumières pour que la théorie se concrétise dans la pratique et associe finalement la liberté de conscience et de parole au libéralisme économique, menant à une prospérité sans précédent dans tous les pays qui l'adoptent. Le droit de résistance contre la tyrannie fait figure de précurseur d'un mouvement de plusieurs siècles, qui ne sera pas linéaire: c'est par exemple le cas de la défense des huguenots français de Théodore de Bèze dans Du Droit des magistrats ou du plaidoyer précoce d'Étienne de la Boëtie pour l'égalité en liberté et en droit des citoyens dans ses Mémoires sur l'État de la France.

Les philosophes moraux des Lumières écossaises David Hume et Adam Smith, le grand théoricien genevois du droit naturel Jean-Jacques Burlamaqui, ainsi que le philosophe politique Montesquieu ont énoncé par la suite un véritable système de liberté sous le droit, tout en stimulant une diversité d'approches dans leur prolongement. Le juriste neuchâtelois Emer de Vattel, qui rédigea Le Droit des gens, ou Principes de la loi naturelle appliquée à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, s'inscrit dans cette lignée. Voltaire contribue au libéralisme pénal dans le Prix de la justice et de l'humanité. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est adoptée; une version figurera en général en préambule des constitutions futures. Les formes, les idées et les matériaux de la démocratie, dont une urne bernoise à billes, véritable pièce d'ébénisterie, ou encore la carte d'électeur de Benjamin Constant symbolisent les procédures d'un nouveau système politique. En parallèle, l'économie politique de la libre entreprise se développe avec Turgot, qui publie ses Réflexions sur la formation et les formations des richesses, dix ans avant An Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations d'Adam Smith, qui s'inspire des physiocrates français. Cette tradition économique est prolongée par Jean-Baptiste Say ou Frédéric Bastiat, ainsi que par David Ricardo ou Simonde de Sismondi. La liberté est également avancée dans les classiques De la démocratie en Amérique de Tocqueville ou On Liberty de John Stuart Mill. Parmi beaucoup d'autres ouvrages, l'exposition contient l'édition originale du drame Wilhelm Tell de Friedrich Schiller, symbole de l'oppression à la tyrannie (par ailleurs interdit en Allemagne nazie), et symbole historique de la liberté et de l'indépendance de la Suisse confédérale et républicaine sous le règne du droit, une idée qui a survécu à deux guerres mondiales et aux tristes expériences collectivistes du siècle dernier. Les livres de la liberté sont aussi une inspiration de courage et de persévérance dans un combat idéel jamais achevé pour préserver et renforcer la valeur la plus précieuse de la civilisation.
3 juin 2015